La transmission du récent resserrement de la politique monétaire est-elle fragmentée ou non ?

Article publié dans la Revue économique de 2023

Le récent resserrement de la politique monétaire a ravivé les préoccupations concernant la résurgence des problèmes de transmission et de fragmentation. Quelles mesures concrètes peuvent être employées pour cerner ces potentielles difficultés ? Comment les marchés financiers et bancaires réagissent-ils aux récentes impulsions de la politique monétaire ? Assistons-nous à une montée de l’hétérogénéité entre les pays de la zone euro ?

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Digest

Du point de vue de la politique monétaire, la fragmentation peut se définir comme une situation où la même impulsion de politique monétaire ne se traduit pas par une modification uniforme des conditions de financement dans chaque pays. Cet article passe en revue différentes mesures qui sont utiles pour déceler une potentielle fragmentation et d’éventuels problèmes de transmission. Il se concentre sur la phase de resserrement de la politique monétaire amorcée récemment, durant laquelle une fragmentation peut apparaître si des taux d’intérêt directeurs plus élevés se répercutent à des degrés divers sur les emprunteurs dans différents pays, entraînant un durcissement déséquilibré des conditions de financement entre les États membres de la zone euro.

L’article s’articule autour des différentes étapes de la chaîne de transmission de la politique monétaire. Il commence par examiner la fragmentation et la transmission dans les maillons en amont de la chaîne, à savoir le marché monétaire et le marché des titres souverains. La fixation des prix sur ces marchés sert de référence aux conditions de financement des ménages et des entreprises en quête de financement sur les marchés des capitaux ou par l’obtention de prêts bancaires, qui constituent les étapes en aval de la chaîne de transmission.

Les marchés monétaires

Les marchés monétaires constituent la première étape de la chaîne de transmission de la politique monétaire : l’Eurosystème fixe les taux d’intérêt directeurs appliqués à ses transactions de provision de liquidités à court terme aux banques commerciales, ainsi qu’à la facilité de dépôt, ce qui exerce une incidence directe sur les taux de transactions entre banques et institutions financières. Lorsque la BCE a commencé à relever ses taux directeurs en juillet 2022, ces évolutions ont été intégralement transmises au taux à court terme de l’euro (€STR, graphique 1). De plus, la fragmentation est pratiquement inexistante sur ce marché : les 25e et 75e percentiles de la distribution des taux déclarés par les banques de la zone euro présentaient un écart de seulement 2 points de base par rapport à l’€STR ces dernières années. L’absence de fragmentation sur ce marché reflète la bonne intégration du marché interbancaire de la zone euro.

Les marchés des obligations souveraines

La transmission de la politique monétaire aux marchés des obligations souveraines peut poser des difficultés spécifiques dans la zone euro. Plus particulièrement, durant les périodes de tensions financières, le fait que la zone euro ne soit pas une union budgétaire dotée d’un marché de la dette souveraine entièrement intégré implique que l’orientation de la politique monétaire de la BCE risque de ne pas être transmise de manière homogène entre les pays de la zone. Ce risque s’est accru durant la crise financière mondiale et la crise de la dette souveraine européenne, lorsqu’une réévaluation substantielle des risques de défaut souverain a amené les écarts de rendement souverains dans la zone euro à des niveaux records (graphique 2). Au début de la crise du COVID-19, les problèmes de fragmentation ont resurgi, dès lors que certains pays semblaient disposer d’une marge de manœuvre budgétaire plus limitée pour faire face aux conséquences de la crise, alors qu’ils avaient également été plus durement touchés par la pandémie au départ. Dans ce contexte, la BCE a décidé d’introduire un nouveau programme d’achats d’actifs, baptisé « programme d’achats d’urgence face à la pandémie » (pandemic emergency purchase programme, PEPP), permettant de réaliser les achats de façon flexible au fil du temps, d’une catégorie d’actifs à l’autre et entre les juridictions. Les achats massifs effectués dans le cadre du PEPP ont non seulement contribué à assouplir l’orientation de la politique monétaire, mais se sont aussi révélés particulièrement efficaces pour faire face aux risques de fragmentation.

À la fin de 2021 et au premier semestre de 2022, l’inflation continuant d’augmenter plus vivement que prévu, les marchés ont commencé à anticiper des hausses plus prononcées des taux de la BCE – et donc une augmentation des coûts d’emprunt des administrations publiques –, et certains signes de fragmentation sont réapparus. Deux mesures spécifiques ont toutefois aidé à contenir ces tensions. Tout d’abord, alors que les achats au titre du PEPP avaient pris fin à la fin de mars 2022, la BCE a décidé que la flexibilité prévue dans le cadre de ce programme pourrait continuer d’être appliquée durant la phase de réinvestissement en cas de nouvelle fragmentation du marché liée à la pandémie. Ainsi, lorsque des signes de fragmentation ont réapparu, ce type de flexibilité a été activé au cours de l’été de 2022. Deuxièmement, un nouvel instrument, appelé « instrument de protection de la transmission » (IPT), a été introduit en juillet 2022, permettant à la BCE d’acheter, à certaines conditions, des titres financiers pour lutter « contre une dynamique de marché injustifiée, désordonnée qui représente une menace grave pour la transmission de la politique monétaire au sein de la zone euro. » L’IPT n’a pas encore été activé. Conjuguée à la flexibilité disponible liée au PEPP, la simple existence d’un tel instrument a probablement contribué à contenir les tensions de fragmentation lorsque les taux directeurs ont commencé à augmenter.

Plusieurs autres mesures sont abordées dans cet article pour analyser la fragmentation des écarts de rendement souverains en se fondant sur différentes perspectives. Une analyse en composantes principales (Principal Component Analysis, PCA) par exemple peut aider à déceler un type spécifique de fragmentation, certains segments de marché affichant une dynamique distincte. L’analyse réalisée dans le présent article montre que la plus grande part de la dynamique du marché obligataire de la zone euro est attribuable à deux composantes principales (graphique 3). La première composante, qui explique quelque 75 % de la variation totale des écarts de rendement souverains, reflète une synchronisation des mouvements entre pays et indique dès lors qu'il existe une forte convergence des mouvements des écarts de rendement souverains dans la zone euro. Cette composante recouvre généralement des éléments tels que des déterminants mondiaux ou des modifications de l’appétence pour le risque des investisseurs. La seconde composante, qui explique environ 15 % de la variation, représente la fragmentation des marchés obligataires en deux pôles de pays distincts, les pays dits de la périphérie de la zone euro et ceux du cœur de la zone. L’exemple le plus clair de ces deux pôles s’est produit lors de la crise de la dette souveraine à laquelle il a été fait référence ci-dessus, lorsque les écarts de rendement des pays de la périphérie se sont accrus, alors que ceux des pays du cœur de la zone ont eu tendance à se résorber. Une résurgence limitée de la segmentation a été observée depuis le début du resserrement de la politique monétaire à la fin de 2021, mais cette composante s’est de nouveau réduite récemment.

Marchés des obligations d’entreprise

Alors que les prêts bancaires représentent leur principale source de financement externe, les entreprises de la zone euro ont recouru davantage au financement par émission d’obligations, en particulier depuis la crise financière mondiale. Les marchés des obligations d’entreprise ont dès lors gagné en importance dans la chaîne de transmission de la politique monétaire. Lors de la phase récente de resserrement de la politique monétaire, les écarts de rendement des obligations d’entreprise n'ont enregistré qu'une augmentation limitée, ce qui reflète la transmission sans heurt de ce resserrement au marché des obligations d’entreprise. Les écarts ont en effet commencé à se creuser légèrement depuis la fin de 2021, ce qui a sans doute reflété des perspectives de durcissement de la politique monétaire, mais aussi une dégradation du sentiment à l'égard du risque, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et en particulier du renchérissement de l'énergie qui a accru la probabilité d’une récession dans la zone euro. Les données limitées disponibles concernant les écarts de rendement des obligations d’entreprise par pays montrent que si ces écarts se sont creusés dans le courant de 2022, les marchés de la zone euro n’ont montré pratiquement aucun signe de fragmentation.

Marchés bancaires de détail

Les taux bancaires de détail représentent le dernier lien dans la chaîne de transmission de la politique monétaire analysé dans le présent article. Ils influencent directement les décisions en termes de consommation et d’investissement des ménages et des entreprises n’ayant pas accès aux marchés de gros. La transmission de la politique monétaire aux taux débiteurs bancaires s’est avérée harmonieuse dernièrement (graphique 4). Alors que les taux débiteurs bancaires s’étaient inscrits en recul depuis la crise financière mondiale, ils ont plus que doublé depuis le début de 2022. À l'inverse, la transmission de la politique monétaire aux taux des dépôts à vue a été plus lente, dans la mesure où ceux-ci n’ont montré que de premiers signes indiquant qu’ils suivraient les taux directeurs à des niveaux plus élevés. Ce constat semble s’expliquer par le fait qu’une élévation des taux des dépôts à vue touche l’ensemble des dépôts et non uniquement les nouveaux. Cela donne également à penser que les banques sont en train de reconstituer leurs marges d’intérêts, qui s’étaient sensiblement resserrées au cours de la décennie écoulée, vu leur capacité limitée de répercuter des taux directeurs négatifs sur les dépôts des particuliers et que les taux des dépôts à vue pourraient commencer à augmenter plus vivement dans le futur.

La transmission de la politique monétaire aux taux bancaires de détail peut être étudiée plus en détail sous le prisme d’un modèle à coefficients variables dans le temps. Elle peut se caractériser par sa rapidité (rythme auquel les variations des taux directeurs se transmettent) et par son ampleur (mesure dans laquelle les variations des taux directeurs se transmettent). L’application du modèle à la zone euro montre que tant la rapidité que l’ampleur de la transmission ont subi de profonds changements durant les deux dernières décennies. Le modèle confirme également que, plus récemment, sur fond de resserrement de la politique monétaire, la transmission des taux d’intérêt du marché aux taux débiteurs bancaires s’est globalement déroulée sans heurt. A contrario, la transmission aux taux de dépôt semble plus rigide, mais pas substantiellement plus que ces 20 dernières années.

La fragmentation de la transmission peut être évaluée en calculant l’écart-type de la « rapidité » et de l’« ampleur » estimées par pays (graphique 5). La mesure met en évidence une certaine hétérogénéité entre les pays de la zone euro, qui est plus prononcé pour les taux de prêt bancaire aux ménages, reflétant la disparité des échéances moyennes des prêts hypothécaires entre pays. Plus récemment, le durcissement de la politique monétaire semble avoir quelque peu exacerbé les asymétries de transmission, lesquelles demeurent toutefois globalement en phase avec les estimations historiques.

Conclusion

De manière générale, les mesures proposées dans cet article montrent que la phase de durcissement de la politique monétaire observée récemment n’a, pour l’heure, pas ravivé les inquiétudes en matière de transmission ou de fragmentation à grande échelle. Seuls les taux des dépôts bancaires à vue affichent une certaine résistance à la hausse des taux directeurs de la BCE, les banques ayant rétabli leurs marges d'intérêt. Cette résistance face au cycle de relèvements le plus marqué de l’histoire de l’union monétaire reflète probablement les efforts consentis ces dernières années aux différents niveaux politiques. Sur le front de la politique monétaire, l’instauration des opérations monétaires sur titres (OMT), du PEPP avec la flexibilité qui lui est associée et, plus récemment, du TPI, a permis – dans une certaine mesure probablement par leur simple existence – de contenir les éventuels problèmes de fragmentation survenus récemment.

Il faut cependant se garder de tout excès de confiance. D’une part, la phase de durcissement de la BCE n’est pas terminée. D’autre part, dans une perspective historique, les indicateurs mis au point dans cet article montrent aussi que depuis la crise financière mondiale, les rendements des titres souverains dans les pays de la zone euro n’ont jamais renoué avec la fragmentation faible et pour ainsi dire inexistante observée durant les années qui ont suivi la création de l’union monétaire. Si un retour à la situation antérieure à 2008 n’est pas souhaitable, les différences de rendements des titres publics entre les États membres de la zone euro sont parfois considérables. Une politique budgétaire plus unifiée et soutenable dans la zone euro pourrait notamment contribuer à restreindre les problèmes de fragmentation.