Comment les entreprises belges ont-elles tiré parti de trois décennies de baisse des taux d’intérêt ?

Article publié dans la Revue économique de 2023

Les effets de la baisse des taux d’intérêt : réduction des coûts de financement, renforcement des fonds propres, des réserves de liquidités plus importantes… mais pas de hausse notable des taux d’investissement.

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Les taux d’intérêt concernent un très grand nombre d’acteurs amenés à prendre des décisions. Ils sont par exemple importants pour les emprunteurs qui cherchent à créer ou à développer une entreprise, pour les prêteurs qui pèsent les risques et les avantages d’octroyer des crédits, pour les épargnants qui envisagent d’investir dans des actifs financiers, pour les responsables politiques qui jaugent l’état de l’économie, etc. Ces dernières années, les taux d’intérêt nominaux, tant à court qu’à long termes, sont tombés à des niveaux historiquement bas dans les économies avancées. Cela est en grande partie dû à une série de mesures, conventionnelles et non conventionnelles, adoptées par les banques centrales au lendemain de la crise financière mondiale de 2008-2009. La Belgique étant membre de la zone euro, son économie a également bénéficié de taux d’intérêt de plus en plus bas depuis l’introduction de la monnaie unique en 1999. Toutefois, cette tendance à la baisse des taux d’intérêt remonte déjà aux années 1990, après la crise du mécanisme de change européen.

En conséquence, les sociétés non financières (SNF) belges ont vu leurs coûts d’emprunt se réduire pendant près de 30 ans, avant la décision de la BCE de relever ses taux d’intérêt à la suite de l’invasion russe en Ukraine et de la poussée d’inflation qui s’est ensuivie. Pourtant, le recul des taux d’intérêt sur trois décennies n’est pas allé de pair avec un changement significatif de l’utilisation du crédit bancaire par les entreprises, et celles-ci ne semblent pas avoir intensifié leurs efforts d’investissement. En revanche, elles ont considérablement augmenté leurs liquidités sous la forme de numéraire et de dépôts.

Dans cet article, nous montrons que les évolutions a priori contre-intuitives des taux d’intérêt, des emprunts, des investissements et des liquidités sont en fait interconnectées. Notre analyse s’appuie sur un ensemble riche et étendu de données issues des comptes annuels déposés par des SNF belges, qui couvre près de quatre décennies. Cela nous permet d'évaluer si les tendances à long terme sont le fait d’entreprises individuelles ou si elles sont de nature générale. Ces données rendent en outre possibles non seulement la construction d’indicateurs à partir d’observations individuelles pour mieux expliquer les tendances à long terme observées au niveau macroéconomique, mais aussi la mise en évidence du caractère hétérogène de certaines évolutions.

Les données permettent, entre autres, d’établir une distinction entre les taux d’investissement des entreprises ayant contracté une dette financière, d’une part, et des entreprises exemptes d’une telle dette, d’autre part, ou encore de ventiler le taux d'investissement total pour identifier les contributions des petites et des grandes entreprises. Ce faisant, nous montrons que les taux d’investissement des entreprises n’ayant pas de dette financière ont affiché une tendance baissière similaire à ceux des entreprises qui en ont une. Cela suggère que le recul des taux d’intérêt n’a pas été compensé par d’éventuelles autres conditions de crédit plus restrictives imposées par les banques à leurs clients. En outre, la diminution du taux d’investissement global a été principalement le fait des grandes entreprises, qui sont généralement moins affectées par des critères stricts d’octroi de prêts.

Cela donne à penser qu’il existe une baisse de la demande d’investissements dont la cause est à rechercher dans des évolutions macroéconomiques structurelles et cycliques, plutôt que dans les fluctuations des taux d’intérêt. Par exemple, cette baisse a souvent été associée à la diminution de la part du secteur manufacturier dans l’économie et à l’augmentation de celle des services, dont l’intensité en capital est moindre. Néanmoins, le repli des taux d’investissement s’observe également dans le secteur des services lui-même. En outre, les investissements intérieurs dans les économies avancées sont souvent supposés avoir été en partie déplacés vers d’autres parties du monde, les chaînes de valeur mondiales s’étant développées et les activités de production ayant été délocalisées. Toutefois, les recherches empiriques n'ont pas permis de déterminer si les investissements étrangers remplacent les investissements intérieurs ou s’ils sont complémentaires. Enfin, les tendances démographiques affectent également la demande d’investissement, dans la mesure où une croissance plus faible de la population réduit les investissements nécessaires pour maintenir un ratio capital/travail donné.

La tendance baissière des taux d’investissement s’explique aussi par des facteurs « mécaniques », qui sont plus marqués dans les données issues de comptes annuels non consolidés comme celles que nous avons exploitées pour cette étude. Il arrive par exemple que plusieurs entreprises juridiquement distinctes mais liées économiquement – une situation qui concerne une part croissante de la population totale des SNF belges – partagent des immobilisations corporelles qui ne figurent que dans les comptes annuels d’une seule entité du groupe. En outre, le leasing opérationnel implique une concentration des investissements en immobilisations corporelles, les faisant passer de (nombreux) preneurs à (quelques) bailleurs. Cette externalisation des investissements fait non seulement reculer les taux d’investissement médians, mais elle réduit également le taux d’investissement global des SNF dans la mesure où les bailleurs ne font pas partie du secteur institutionnel (les SNF) sur lequel notre analyse se concentre.

Si la diminution des taux d’intérêt ne semble pas avoir stimulé de façon significative les investissements des entreprises, ses effets sur leur santé financière ne sont toutefois pas négligeables. En effet, elle a permis d’alléger la charge de leur dette et d’améliorer ainsi leur rentabilité. L’incidence de cette évolution a été plus importante pour certaines entreprises que pour d’autres, à tel point qu’elle a parfois pu faire passer le résultat de l’exercice comptable d’une perte à un bénéfice. La réduction de la charge de leur dette ne s’étant pas accompagnée d’un changement majeur de leur politique de dividende, et dans un contexte de recul des taux d’investissement, les bénéfices supplémentaires des entreprises ont par conséquent renforcé leurs réserves de trésorerie et, dès lors, leur fonds de roulement.

Le fonds de roulement correspond aux ressources financières dont disposent les entreprises pour faire face à leurs paiements à court terme, tels que les factures des fournisseurs ou les salaires, en attendant les entrées de caisse générées par leurs ventes. Le fonds de roulement dont une entreprise a besoin dépend du décalage dans le temps entre les entrées et les sorties de caisse associées au cycle d’exploitation. Ce décalage est très variable d’une branche d’activité à l’autre et d’une entreprise à l’autre, en fonction des délais de paiement et des durées d’entreposage. En règle générale, plus le cycle d’exploitation est long, plus le besoin en fonds de roulement est important.

Sur la longue période couverte par nos données, la réduction du décalage entre les entrées et les sorties de caisse a fait grimper la proportion d’entreprises n’affichant pas de besoins en fonds de roulement. En outre, parmi les entreprises qui présentent encore un besoin en fonds de roulement, celles qui disposent d’un montant insuffisant d’actifs liquides pour y répondre sont devenues proportionnellement moins nombreuses. Une autre observation importante est que les entreprises belges sont devenues un peu moins dépendantes des emprunts à court terme, ce qui constitue une autre indication de la nette amélioration de leurs bilans au fil du temps.

Les observations formulées dans cet article ont des implications potentielles du point de vue de la politique monétaire. Elles soulignent en particulier la complexité de la transmission des mesures de politique monétaire à l’économie réelle. Au cours des trois dernières décennies, les entreprises belges ont profité de la baisse de leurs coûts de financement pour accumuler des réserves de liquidités plutôt que pour investir dans des actifs immobilisés. Cela réduit évidemment l’incidence de la politique monétaire sur la demande agrégée et sur l’inflation. Néanmoins, le renforcement des bilans et de la trésorerie des entreprises a généré des effets secondaires positifs en termes de stabilité financière, ce qui favorise en soi la croissance économique : la capacité grandissante des entreprises de faire face aux paiements à court terme sans contracter un emprunt est de nature à atténuer les risques de crédit, que ce soit du point de vue des banques ou dans le cadre des relations entre clients et fournisseurs. On peut bien entendu supposer que la hausse des taux d’intérêt pourrait avoir des effets inverses, c’est-à-dire une baisse des marges bénéficiaires des entreprises et, par conséquent, une diminution du potentiel de financement interne. Cela signifierait également une plus grande dépendance à l’endettement pour répondre aux besoins en fonds de roulement, doublée d’une élévation des coûts, en particulier pour les entreprises plus jeunes qui n’ont pas pu profiter de la longue période de taux d’intérêt bas pour se constituer une trésorerie solide. Cet aspect devrait faire l’objet d’une attention particulière dans le contexte de la normalisation de la politique monétaire.