Quelles leçons avons-nous tirées de la “crise de l’euro”?
Prime jeunesse
La prime jeunesse de la monnaie unique se déroule sans encombre, et même nettement mieux que ce que les économistes sceptiques à l’égard de l’union monétaire européenne[1] n’avaient anticipé.
Vers le milieu des années 2000, la stabilité induite par la monnaie unique européenne a renforcé les liens économiques et financiers entre les pays membres : les investissements et les échanges intra-européens ont augmenté substantiellement, de même que la concurrence entre les entreprises, grâce à une plus grande transparence des prix. Les différentiels d’inflation se sont atténués et, symbole de succès par excellence, la stabilité des prix est devenue une réalité dans l’ensemble de la zone euro. Dans le contexte favorable de la Grande Modération, la BCE a réussi à ancrer les anticipations d’inflation et à asseoir ainsi sa crédibilité.
Cependant, conformément à la critique de Walters – selon laquelle une même politique monétaire a des effets expansionnistes dans les pays à forte inflation (où la demande est plus dynamique) et des effets restrictifs dans les pays à faible inflation (où la demande est plus faible) – des déséquilibres macroéconomiques se sont durablement installés.
Les taux de croissance des économies de la zone euro ont donc fortement divergé, de même que les niveaux d’endettement, essentiellement privés. Portées par une nette baisse des taux d’intérêt après leur entrée dans l’euro, les économies espagnole et irlandaise ont connu une forte croissance et une frénésie immobilière. De l’autre côté du spectre, l’économie allemande avait en revanche mangé son pain noir, affaiblie par la réunification et un marché de l'emploi sclérosé. Dans ce contexte macroéconomique, la politique monétaire unique drainait l’épargne du nord de l’Europe vers le sud, creusant de la sorte d’importants déséquilibres de la balance des paiements.
[1] Voir le blog : 25 bougies pour une monnaie vraiment unique | nbb.be
L’accroissement de ces déséquilibres soulevait bien des interrogations sur les différentiels de compétitivité. Il était toutefois en partie attribué à la disparition des risques de change et au renforcement de l’intégration financière. Dans la même veine, il était considéré que les politiques budgétaires s’étaient dans l’ensemble améliorées et, si la relaxation de la discipline après l’introduction de l’euro faisait débat, aucun effet délétère sur le fonctionnement de l’UEM n’était à déplorer.
Globalement, les divergences observées n’étaient pas perçues comme déstabilisantes pour l’union monétaire. Elles demeuraient somme toute relativement modestes au regard des valeurs historiques ; peu d’observateurs jugeaient nécessaire de les corriger et par ailleurs les incitations à le faire étaient peu nombreuses. Les choses prendront progressivement une tournure très différente dans le sillage de la crise économique et financière mondiale de 2008-2009.
La fin de l’ère candide
Au lendemain de la faillite de la banque américaine Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, le marché monétaire est paralysé, la panique financière bat son plein et, un peu partout sur la planète, les valeurs bancaires mordent la poussière.
Dans un premier temps, l’euro est perçu comme protecteur : en rendant caduque toute possibilité de spéculation et de dévaluation compétitive, il protège les pays de la zone euro de la volatilité des marchés mondiaux et préserve le fonctionnement du marché intérieur. Les crises de change des années 1990 semblent n’être qu’un lointain souvenir. L’intervention centralisée de la Banque centrale européenne permet d’assurer la liquidité des marchés financiers et l’assouplissement de la politique monétaire se transmet sans encombre à l’ensemble des pays de la zone euro. Les gouvernements s’endettent pour soutenir l’économie en volant au secours des banques et en laissant jouer les stabilisateurs automatiques.
Dans un second temps, les déséquilibres structurels entre pays, de même que les coûts du partage d’une monnaie unique, à savoir la perte de souveraineté monétaire et du taux de change, instruments centraux de la politique de stabilisation macroéconomique, refont néanmoins douloureusement surface.
À l’automne 2009, le nouveau gouvernement grec annonce que les finances publiques du pays sont en nettement plus mauvaise posture que ce qui avait été communiqué auparavant. Les investisseurs doutent, puis paniquent dans le courant de l’année 2010. Les écarts de taux d’intérêt sur les dettes publiques des pays de la zone euro se creusent rapidement et les inquiétudes gagnent progressivement l’Irlande, le Portugal, l’Espagne puis Italie.
En Grèce, c’est l’insolvabilité de l’État qui pèse sur le secteur bancaire, tandis qu’en Irlande et en Espagne, c’est essentiellement l’insolvabilité des banques qui menace les finances publiques. Peu importe la direction de la contamination, le cercle devient rapidement vicieux : l’État est en effet responsable du sauvetage des banques, alors même que ces dernières assurent son financement en détenant en masse des titres de la dette publique.
À compter de l’automne 2011, les pays de la zone euro dits « périphériques » et leurs banques subissent une crise de confiance généralisée. Les spéculations vont bon train et la perspective d’une faillite assortie d’une sortie de la zone euro pour la Grèce est ouvertement évoquée.
Les leçons de la crise
Cette « crise de l’euro » va réveiller dans la douleur deux lacunes majeures dans la conception de l’UEM : l’absence de véritables mécanisme centralisé de gestion de crise et l’absence de rôle de prêteur en dernier ressort public pour la Banque centrale européenne.
En vertu des traités européens, les gouvernements sont seuls responsables de la bonne tenue de leurs finances publiques : ni l'Union, ni les autres États membres ne peuvent se porter garants des dettes d'un État membre (clause de non-renflouement). La BCE ne pouvant directement prêter aux États (clause de non-monétisation), rien ne permet de gérer de façon coordonnée les crises souveraines au sein de l’union monétaire.
Dans ce contexte, les États empruntent en effet dans une monnaie qu’ils ne contrôlent pas et ils sont donc livrés à eux-mêmes en cas de crise aigüe de leurs finances publiques. Contrairement aux États américains, ils ne peuvent compter sur un pouvoir central pour assurer la stabilité du système financier ou contrer la montée du chômage. Et contrairement aux pays souverains sur le plan monétaire, comme le Royaume-Uni, ils ne peuvent, en dernier ressort, s’appuyer sur leur propre banque centrale pour disposer de liquidités en suffisance.
Le risque pour la zone euro est alors clairement existentiel. Privés de mécanisme de financement centralisé, les États membres sont directement menacés de faillite lorsque les turbulences financières s’accentuent. Et privés de la possibilité de dévaluer leur monnaie, ils n’ont d’autres choix que de quitter l’union monétaire ou de recourir à des dévaluations internes - baisses des salaires et des prix - pour renouer avec la compétitivité. Un tel environnement déflationniste complique cependant le remboursement des dettes, amenant un cercle vicieux de hausse du chômage et de risque de faillite accru.
Face à la perspective de voir la zone euro se fissurer, et à celui de voir l’ensemble du projet européen voler en éclats, l’ancien président de la BCE Mario Draghi est intervenu à l’été 2012 pour annoncer que la BCE ferait « tout ce qui est nécessaire » pour sauver l’euro. Les chefs d’État et de gouvernement ont par ailleurs pris des mesures importantes qui ont profondément modifié la gouvernance de l’UEM. Ces dernières feront l’objet d’un prochain billet qui s’efforcera de faire toute la lumière sur « le degré d’achèvement » de l’UEM à l’heure actuelle.