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Les deux faces d’une même médaille ? Offre de monnaie, déficits budgétaires et inflation

19 avril 2023
Inflation
La persistance d’une inflation élevée en a surpris plus d’un, y compris les banquiers centraux. Dans ce blog, je vais revenir sur le fait, souvent négligé, que l’inflation revêt deux aspects, l’un monétaire et l’autre budgétaire. Minimiser les liens entre ces deux aspects comporte des risques importants.

L’adage selon lequel l’inflation est toujours et partout un phénomène de politique monétaire – l’inflation désigne une situation où « trop d’argent » circule dans l’économie – occulte les raisons plus profondes pour lesquelles on émet de la monnaie. La réponse à cette question réside dans le cadre institutionnel qui régit la conduite des politiques tant monétaire que budgétaire. Dans la zone euro, ce cadre consiste essentiellement en deux obligations découlant du Traité : (1) le mandat de la Banque centrale européenne (BCE) de viser la stabilité des prix (dans la pratique, il s’agit de poursuivre l’objectif d’une inflation de 2 % à moyen terme) et (2) l’interdiction d’afficher des déficits supérieurs à 3 % du PIB.

À l’instar de la plupart des banques centrales modernes, la BCE bénéficie de garanties strictes lui permettant de poursuivre ses objectifs indépendamment de toute ingérence politique. L’émission de monnaie vise la stabilité des prix, tandis que les pouvoirs publics doivent s’assurer de la soutenabilité des niveaux de dette publique. Depuis plus de 30 ans, ce partage des responsabilités entre les responsables de la politique monétaire et ceux de la politique budgétaire a permis de maintenir l’inflation à un niveau bas et stable. Dans la suite de ce blog, je vais évoquer les fondements de ce cadre et les menaces que fait potentiellement peser sur lui une période prolongée d’argent facile et de déficits budgétaires substantiels.

Scission des pouvoirs monétaire et budgétaire : comment en sommes-nous arrivés là ?

Les politiques budgétaire et monétaire sont des sœurs siamoises. D’une part, l’une comme l’autre influence la demande dans l’ensemble de l’économie (ce qu’on appelle la demande globale). Si la demande globale dépasse l’offre, les prix grimpent. C’est ce qu’on appelle l’inflation. L’inverse est vrai si la demande est inférieure à l’offre. D’autre part, la monnaie s’inscrit au passif de la banque centrale, une institution qui fait partie du secteur public. En ce sens, la monnaie est une forme particulière de dette publique, qui sert également de monnaie légale pour rembourser toutes les autres dettes, y compris les obligations d’État (ou souveraines). Ainsi, imprimer de la monnaie peut être une manière bien pratique de financer les dépenses publiques.

Lorsque les pouvoirs monétaires et budgétaires sont concentrés entre les mains des autorités politiques, comme cela a souvent été le cas jusqu’au début des années 1990, les déficits budgétaires peuvent être financés soit par l’impression de monnaie (monétisation) soit par l’émission d’obligations d’État (dette publique). Le risque qu’implique cette concentration des pouvoirs est évident : les gouvernements prodigues pourraient être tentés de faire tourner la planche à billets pour financer des dépenses inconsidérées, et échouer ainsi à maintenir la stabilité des prix. L’association d’un déficit public élevé et d’une création monétaire effrénée pousserait la demande bien au-delà de l’offre, ce qui ferait exploser l’inflation. C’est là une situation que nous observons dans des pays tels que l’Argentine.

Ainsi, la scission entre les pouvoirs monétaires et budgétaires atteste que l’impression de monnaie et l’émission d’obligations souveraines sont différentes et qu’elles ne devraient pas être considérées comme interchangeables pour garder l’inflation sous contrôle. La scission institutionnelle entre le Trésor public et la banque centrale implique que cette dernière doit imprimer juste assez de monnaie pour que l’offre et la demande restent bien en phase et cohérentes avec l’objectif d’inflation. Dans ces conditions, le Trésor doit éviter un déficit qui porterait la dette publique à un niveau tel qu’il ne serait pas en mesure de l’honorer sur ses propres deniers.

Durant l’âge d’or du keynésianisme, des années 1950 aux années 1970, l’idée d’un « policy mix » (ou dosage des politiques) axé sur la gestion de la demande globale a dominé le débat politique. La séparation entre les pouvoirs monétaires et budgétaires était au mieux une question rhétorique. L’Allemagne, toujours traumatisée par le souvenir de la monétisation incontrôlée des déficits qui avait conduit à l’hyperinflation dans les années 1920, faisait figure de rare exception.

La montée de l’inflation dans les années 1970 a radicalement changé la donne. Comme cela a été le cas récemment, un choc des cours du pétrole avait mis à mal les conditions d’approvisionnement dans les économies accoutumées à une énergie bon marché. La prise de conscience du fait que l’inflation était en train de s’installer pour de bon a finalement induit une hausse spectaculaire des taux d’intérêt et un ralentissement de la création de monnaie. Aujourd’hui encore, le nom de Paul Volker, ancien président de la Réserve fédérale, reste associé à cet étonnant retournement de situation. Durant les années 1980, les conditions de l’offre et de la demande se sont à nouveau alignées, l’inflation a diminué et les conditions de crédit se sont considérablement assouplies.

Dans les années 1990, un consensus sur la scission entre les responsabilités monétaires et budgétaires a émergé. Les banques centrales ont été chargées de piloter la politique monétaire en vue de garantir la stabilité des prix, tandis que les Trésors publics n’étaient pas censés interférer avec cet objectif. Cela impliquait de limiter les émissions d’obligations d’État à des niveaux permettant d’éviter la tentation de monétiser les déficits. Sur le front du maintien de l’équilibre entre l’offre et la demande, la politique monétaire était considérée comme dominante car elle pouvait toujours neutraliser l’effet sur la demande d’éventuels excès budgétaires. Tandis que la dominance monétaire exige une gestion « active » de la demande globale, la politique budgétaire doit rester « passive » à cet égard et se concentrer plutôt sur les autres objectifs des finances publiques (telles la fourniture efficace de bien publics et la redistribution des revenus).

Sans surprise, cette scission s’est opérée au prix de défaillances régulières dans la coordination du dosage des politiques. Trop souvent, la prodigalité budgétaire a contraint la politique monétaire à être plus restrictive que nécessaire. En Europe, l’adoption de limites légales pour les déficits budgétaires et la dette publique était censée améliorer le dosage des politiques et, dans la mesure où de multiples Trésors publics n’interagissaient qu’avec une seule banque centrale, garantir la dominance monétaire à l’échelle de la zone, nécessaire au maintien de la stabilité des prix.

De la « lowflation » au COVID-19 dans la zone euro

Dans la foulée de la crise financière mondiale de 2007-2008, l’inflation est restée trop faible pendant trop longtemps (une situation qualifiée de « lowflation »), en particulier dans la zone euro. La politique monétaire a de plus en plus été perçue comme étant en perte de vitesse malgré des taux d’intérêt extrêmement bas. Beaucoup, y compris les banquiers centraux, se sont pris à rêver que la politique budgétaire vienne à sa rescousse, arguant qu’une inflation inférieure à l’objectif permettait à la politique budgétaire de jouer un rôle plus actif.

Lorsque la pandémie de COVID-19 a éclaté, l’inflation a encore reculé. Les investisseurs et les consommateurs n’étant pas en mesure de réagir à la baisse des taux d’intérêt et au crédit bon marché, la politique monétaire ne pouvait être efficace qu’en faisant appel à l’État en sa qualité de payeur en dernier ressort. Les responsables de la politique monétaire ont donc dégagé de la marge pour que les gouvernements puissent emprunter massivement à des taux historiquement bas, et ce dans le but de protéger les citoyens et les entreprises des retombées dévastatrices des restrictions liées à la pandémie. D’aucuns ont même évoqué la transmission budgétaire de la politique monétaire. Voilà qui signait le retour du dosage des politiques sur le devant de la scène.

L’extinction des mesures restrictives s’est traduite par un redressement immédiat de la demande, mais l’offre a mis plus de temps à se relever, engendrant une augmentation modérée de l’inflation. Les chaînes d’approvisionnement sont demeurées tendues sous l’effet des changements dans les habitudes de consommation et des restrictions persistantes pénalisant les producteurs de biens intermédiaires clés (comme en Chine), tandis que les réseaux de transport paralysés ont tardé à redémarrer.

Les chocs des prix de l’énergie et des denrées alimentaires qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont propulsé l’inflation, déjà en hausse, à des niveaux historiques. S’accrochant fermement à la conviction que ces perturbations de l’offre étaient vouées à se dissiper, la plupart d’entre nous ont pensé que l’inflation retrouverait automatiquement ses niveaux d’avant la crise. Les responsables de la politique monétaire en ont conclu qu’ils pourraient sans danger adopter un comportement attentiste face à la crise plutôt que de courir le risque de nuire à l’activité en resserrant la politique monétaire.

Or, non seulement l’inflation n’a pas ralenti mais elle a commencé à s’étendre au-delà de l’énergie et des denrées alimentaires, s’enracinant davantage. Les craintes de voir s’engager une spirale coûts-prix ont provoqué un revirement de la politique monétaire, qui s’est normalisée dans un premier temps avant de prendre un tour restrictif en quelques mois seulement. Sur le plan budgétaire, un tel retournement n’a pas été observé. L’interruption des aides liées à la pandémie a mécaniquement réduit les déficits, même si la suppression de ce soutien a été partiellement compensée par de nouvelles mesures destinées à aider massivement les entreprises et les ménages touchés par le choc des prix de l’énergie.

À quoi faut-il s’attendre ?

La politique budgétaire ne peut durablement entraver la stabilité des prix. Les gouvernements doivent dès lors s’efforcer de résorber leurs déficits afin de pouvoir faire face à des chocs futurs. Toutefois, l’histoire nous a appris que l’assainissement budgétaire n’allait pas de soi. En effet, la politique budgétaire a tendance à être asymétrique au fil du cycle économique : expansionniste en temps de crise, elle n’est pas assez restrictive en période de prospérité, ce qui entraîne une tendance haussière – in fine insoutenable – de la dette publique.

Trois scénarios peuvent s’envisager pour l’avenir. Le premier consiste en un assainissement trop lent. Dans ce cas, comme cela s’est vu dans le passé, une politique budgétaire trop souple devra être compensée par une politique monétaire plus stricte. Au bout du compte, les taux d’intérêt et la dette publique seront plus élevés qu’ils ne le devraient et l’austérité, bien que retardée, n’en sera que plus sévère.

Le deuxième scénario envisage une poursuite de l’extrême prodigalité budgétaire, qui aboutit à un jeu de la poule mouillée entre les autorités budgétaires et la banque centrale, les premières défiant ouvertement l’engagement de la seconde à ne pas monétiser les déficits. Dans ce type de jeu, l’un des deux adversaires doit céder : soit la banque centrale finance le déficit (une situation communément appelée « dominance budgétaire »), soit le gouvernement accepte l’austérité afin d’éviter une vague de panique chez les prêteurs (« dominance monétaire »).

Quant au troisième scénario, un peu plus délicat, il table sur une érosion de la crédibilité budgétaire en dépit d’une dette publique soutenable dans des conditions normales. Les marchés de la dette souveraine peuvent se gripper, imposant des primes de risque élevées aux emprunteurs publics considérés comme vulnérables. Cet alourdissement des coûts d’emprunt peut, à son tour, déclencher une crise de la dette souveraine qui aurait pu être évitée. Les prophéties autoréalisatrices par lesquelles des croyances erronées convergent vers un « mauvais » équilibre sont courantes sur les marchés financiers. En pareil cas, les banques centrales peuvent et doivent offrir un soutien temporaire en liquidité aux gouvernements en stabilisant les marchés des obligations souveraines autour d’un « bon » équilibre. Tel est l’objectif visé par l’instrument de protection de la transmission (Transmission Protection Instrument, TPI) de la BCE, auquel le Conseil des gouverneurs peut recourir s’il est prouvé que les politiques budgétaires sont fondamentalement saines.

Dans la pratique, une conjonction de ces scénarios est possible. Dernièrement, le Trésor britannique a entamé, et perdu, un jeu de la poule mouillée face à la Banque d’Angleterre. Une fois que le Trésor a cédé et s’est engagé à réduire le déficit, la Banque d’Angleterre a apporté un soutien temporaire en liquidité afin de contribuer à stabiliser les marchés des titres publics en proie à des turbulences.

Enseignements à tirer

Si elle est claire en théorie, la scission entre les politiques budgétaire et monétaire ne l’est pas dans la pratique. D’une part, il n’est pas simple de parvenir à un bon dosage des politiques. Trop souvent, une politique budgétaire excessivement expansionniste, a fortiori quand l’économie affiche une croissance vigoureuse et que les recettes fiscales affluent, complique la tâche de la banque centrale. D’autre part, lorsque les crises sont profondes et que la marge de manœuvre est réduite, les responsables tant de la politique budgétaire que de la politique monétaire doivent agir. La réponse apportée à la pandémie de COVID-19 a montré que les responsables des deux politiques pouvaient œuvrer de concert pour stabiliser l’économie malgré leur séparation des pouvoirs.

Cependant, comme ce dosage politique parfaitement coordonné a succédé à une décennie de taux d’intérêt extrêmement bas, je crains que cela n’ait profondément ancré une culture de l’argent facile, l’État étant de plus en plus considéré comme le bailleur de fonds et l’assureur en dernier ressort. Cette vision du monde rappelle que les cadres monétaire et budgétaire ne peuvent être envisagés indépendamment l’un de l’autre. L’instauration du TPI illustre cette interdépendance.

C’est pourquoi il importe plus que jamais de garder à l’esprit les principes fondateurs des traités de l’UE. Les banques centrales doivent continuer de veiller à la stabilité des prix en étant libres de toute considération politique. Les gouvernements, quant à eux, doivent assurer un retour à des finances publiques saines afin de se préparer à de futures crises lors desquelles les politiques monétaire et budgétaire pourraient être à nouveau nécessaires.

L’incapacité à revenir sur la voie de la soutenabilité budgétaire ne fera que prolonger ce que je considère comme une proximité malsaine de la zone euro avec une forme faible de dominance budgétaire. Or, sachant qu’une trop longue promiscuité brouille le sentiment de mener des vies indépendantes, le temps est venu de normaliser les politiques budgétaire et monétaire.

Ce blog repose sur mon intervention durant la conférence annuelle « The ECB and Its Watchers » organisée par l’université Goethe de Francfort le 22 mars 2023.

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