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Les aspects macroéconomiques de la neutralité climatique : une perspective européenne

Climat
L’Union européenne (UE) ambitionne d’être climatiquement neutre d’ici 2050. Même en s’appuyant exclusivement sur les technologies existantes, en particulier les énergies renouvelables, il semble réaliste de pouvoir réduire les émissions de gaz à effet de serre à un coût économique modéré. Il n’en demeure pas moins que la transition donnera lieu à d’importants changements macroéconomiques. Ces derniers devront faire l’objet d’analyses minutieuses et bénéficier d’un cadre politique approprié aux fins de garantir un basculement en douceur assorti d’un large appui populaire.

Les banques centrales visent la stabilité macroéconomique, tout en mettant l’accent sur la garantie d’une inflation faible et prévisible. Ces dernières années, il est devenu clair que la transformation structurelle nécessaire pour atténuer le changement climatique et les risques associés à l’élévation des températures revêt une dimension macroéconomique dont les banques centrales ne peuvent pas faire abstraction. Plus précisément, les risques climatiques pourraient compromettre à la fois la stabilité financière et la stabilité des prix et, en fin de compte, la conduite de la politique monétaire. Aussi, les banques centrales et les institutions financières ont-elles déployé des efforts considérables pour mieux comprendre les effets macroéconomiques du changement climatique, à la fois pour ce qui est de la croissance économique future et de la vulnérabilité accrue de l’activité économique à des chocs climatiques plus fréquents et plus sévères.

Les banques centrales doivent prendre en compte deux types de risques climatiques : d’une part, les risques physiques directement imputables au changement climatique tels que les vagues de chaleur et les feux de forêt ; d’autre part, les risques liés à la transition, c’est-à-dire les risques associés au passage à une économie à faible émission de carbone. L’objectif de ce blog est de contribuer au débat sur les risques attachés à la transition, en replaçant des évaluations du coût technologique de la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans un contexte macroéconomique plus large.

Une économie climatiquement neutre pourrait s’avérer moins onéreuse qu’on ne le pense

Le changement climatique est causé par les émissions de gaz à effet de serre, à commencer par le dioxyde de carbone (CO2), résultant de l’activité économique. Si d’ici 2050 on veut satisfaire aux objectifs de hausse des températures fixé par l’Accord de Paris, les émissions de CO2 doivent être réduites à zéro au cours des 25 à 30 prochaines années. La grande majorité des émissions de CO2 proviennent de la combustion de carburants à des fins énergétiques, laquelle est étroitement liée – bien que de moins en moins – à l’activité économique et au niveau de bien-être dans le monde. Il faut donc dans un premier temps examiner les sources d’énergie disponibles et leur teneur en carbone pour saisir l’ampleur du défi auquel nous sommes confrontés.

La bonne nouvelle, c’est que la disponibilité de sources d’énergie décarbonée, comme les énergies renouvelables, est en augmentation[1]. Il y a à peine une génération de cela, les énergies renouvelables en étaient à leurs balbutiements et leur coût dépassait largement celui des combustibles fossiles. Depuis lors, le coût des premières a dégringolé, là où celui des seconds a augmenté. Bien que le coût des combustibles fossiles ait enregistré un recul après le pic atteint l’hiver dernier, il demeure plus élevé qu’avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, alors que le prix des énergies renouvelables est appelé à diminuer.

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Les experts s’accordent à dire que la décarbonisation du secteur de l’électricité est réalisable et rentable. Sur le plan strictement énergétique, les pompes à chaleur et les véhicules électriques sont déjà moins onéreux à l’usage que leurs équivalents alimentés par des combustibles fossiles. Le coût des investissements initiaux (coût du capital) demeure néanmoins supérieur actuellement, et l’électricité n’est pas un substitut parfait aux combustibles fossiles. Les processus nécessitant une chaleur élevée, le stockage de l’énergie, ou encore le transport lourd par camion ou par avion nécessitent des solutions alternatives. Enfin, la décarbonation du secteur de l’électricité ne contribuera guère à la lutte contre d’autres sources de gaz à effet de serre, comme le méthane issu du secteur énergétique, du bétail et des déchets en décomposition.

Ceci étant dit, les technologies existantes auraient pourtant le potentiel de réduire la quasi-totalité de ces émissions, et ce à un coût modéré. Notre analyse suggère que le secteur de l’énergie pourrait être largement décarboné à un prix du carbone n’excédant pas 25 dollars des États-Unis par tonne d’équivalent CO2 émise[2]. L’électrification du transport routier et de l’industrie pourra être atteinte à un prix du carbone compris entre 100 et 200 dollars, tandis qu’un prix de 300 dollars suffirait pour réduire la plupart des autres émissions et extraire le CO2 de l’atmosphère, notamment grâce au reboisement et au captage direct du dioxyde de carbone.

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Globalement, cela implique un coût de réduction moyen légèrement supérieur à 150 euros par tonne. S’il va sans dire que ce chiffre est entaché d’une grande incertitude, il donne néanmoins une assez bonne indication du coût de la transition vers la neutralité. En prenant l’exemple du pays que nous connaissons le mieux, à savoir la Belgique, nous estimons que l’élimination des émissions de gaz à effet de serre aura un coût total de l’ordre de 20 milliards d’euros par an, soit quelque 3,5 % du PIB actuel et 2,5 % de celui prévu pour 2050. Cela constituera un choc d’envergure pour le secteur productif, un type de perturbation que les macroéconomistes qualifient de « choc d’offre ». Les chocs de cette espèce ont tendance à placer les banquiers centraux face à un dilemme dans la mesure où ils engendrent simultanément une hausse des prix et un ralentissement de l’activité, ce qui les contraint à devoir arbitrer entre stabilité des prix et croissance économique. Ces coûts – non négligeables – pourraient induire un ralentissement annuel de la croissance de l’ordre de 0,1 point de pourcentage sur l’ensemble de la période de transition. Un tel coût fait toutefois de la décarbonation une option sensée.

La transition vers la neutralité climatique : de la théorie à la pratique

Les effets macroéconomiques de la transition d’une économie à forte intensité de carbone vers une économie climatiquement neutre dépendront de plusieurs facteurs. Nos calculs se réfèrent aux coûts de la technologie, tels que ceux liés à la production et à l’installation de panneaux solaires. Mais le coût de la réduction des émissions de gaz à effet de serre pourrait bien se révéler plus élevé si les comportements venaient à changer. À titre d’exemple, les ménages pourraient neutraliser certains gains d’efficacité énergétique en choisissant de chauffer leur logement rénové plus qu’ils ne le faisaient auparavant. En outre, des conditions de marché imparfaites sont susceptibles de conduire à des marges bénéficiaires plus importantes et à des prix à la consommation dépassant le pur coût technologique de production. Les politiques soutenant la libre concurrence et le commerce international seront donc appelées à jouer un rôle essentiel pour garantir un fonctionnement optimal des marchés tout au long de la transition.

Les économistes et les experts en politique climatique s’accordent globalement à dire que, pour réduire les émissions, l’outil le plus efficace est la tarification du carbone. La fixation d’un prix pour le carbone rend les produits à forte intensité de carbone relativement plus chers, ce qui encourage les entreprises et les consommateurs à innover et à adopter des technologies à faible intensité de carbone, voire entièrement décarbonées. En bref, une tarification adéquate du carbone peut contribuer à minimiser le coût de la transition.

Le système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE) est un exemple de réussite du mécanisme de tarification du carbone. Récemment, les prix du SEQE-UE ont atteint 100 euros par tonne, avant de retomber à quelque 85 euros par tonne. S’il s’agit là d’un progrès considérable, celui-ci reste insuffisant pour parvenir à une décarbonation complète. En théorie, le prix du carbone devrait refléter la technologie de décarbonation la plus coûteuse nécessaire pour atteindre la neutralité. Ce prix est potentiellement substantiel (voir ci-dessus le coût de 300 dollars pour le captage direct du dioxyde de carbone) et entraînerait de graves perturbations économiques s’il était mis en œuvre immédiatement.

Une ligne de conduite pourrait consister à relever progressivement le prix du carbone jusqu’à ce qu’il atteigne un niveau compatible avec la neutralité carbone. Le problème est que nous manquons de temps. Étant donné le délai de réalisation des investissements, nous n’avons d’autre choix que de commencer dès aujourd’hui à réduire les émissions de carbone sur tous les fronts. Aussi, des compléments à la tarification du carbone, tels que des subventions et des instruments de politique réglementaire, sont-ils également pertinents, en dépit des considérations théoriques quant à leur efficacité. Le recours à des instruments réglementaires est judicieux tant que ceux-ci sont rentables et réalistes (songeons notamment au débat en cours en Allemagne sur l’utilisation des chaudières à gaz pour le chauffage résidentiel).

La politique climatique devenant une partie intégrante de la politique économique, il est crucial de s’assurer un large soutien public. Contrairement à ce que l’on pensait précédemment, la tolérance à l’égard des mesures réglementaires perçues comme intrusives recule. À l’inverse, l’acceptation de la tarification du carbone en tant qu’instrument de politique gagne du terrain, en particulier lorsque les recettes provenant des taxes sur le carbone sont redistribuées aux citoyens afin de les aider à faire face au coût de la décarbonation, comme c’est le cas avec le Fonds social pour le climat récemment mis sur pied par l’UE. Ce soutien financier public destiné à aider les ménages sur la voie de la décarbonation devrait tenir compte des besoins des ménages, de leurs revenus et de leur bien-être.

Le séquençage des choix politiques joue aussi un rôle. À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les prix du gaz en Europe ont explosé, en raison de la difficulté à trouver des alternatives ou à réaliser des économies de gaz à très court terme. Un approvisionnement accru de quantités suffisantes d’électricité décarbonée – et de combustibles décarbonés lorsque l’électrification n’est pas rentable – devra s’accompagner d’un mécanisme de tarification du carbone plus étendu. Pour les régulateurs financiers tels que les banques centrales, les risques de transition pour le système financier impliquent souvent la mise en œuvre de réglementations spécifiques (tels que des catégories minimales d’efficacité énergétique pour les bâtiment résidentiels) plutôt que l’introduction sans accroc, intégralement anticipée, d’un prix du carbone.

Enseignements pour les banques centrales

Quelles sont les implications de la transition climatique pour les banques centrales ? Premièrement, la transition aura des répercussions sur des variables macroéconomiques comme la croissance, les taux d’intérêt réels et l’inflation. Il nous faut mieux appréhender ces évolutions et en tenir compte dans la conduite de la politique monétaire. Deux mécanismes principaux interviennent simultanément. D’une part, la transition vers la neutralité climatique exigera des investissements substantiels, ce qui induira potentiellement une hausse des taux d’intérêt à l’échelle internationale. D’autre part, une tarification du carbone pourrait faire grimper les prix et peser sur l’activité, contraignant la banque centrale à opérer un arbitrage entre maintenir l’inflation à un niveau bas et préserver l’activité économique. Si cela vous évoque quelque chose, c’est que la zone euro a été confrontée au même dilemme après le choc des prix de l’énergie de l’an dernier.

Les banques centrales peinant encore à déterminer comment modéliser les divers canaux de transition de manière cohérente, l’ampleur de ces deux effets demeure incertaine. Nous estimons que la disponibilité de technologies efficaces en termes de coûts afin de réduire les gaz à effet de serre permettra l’introduction d’un prix du carbone approprié, sans pousser exagérément l’inflation à la hausse ou peser sur la production. Toutefois, la condition préalable est un approvisionnement sécurisé, suffisant et abordable en énergie décarbonée.

Abstraction faite des aspects macroéconomiques, le changement climatique entraînera également de nouveaux risques pour les entreprises et les particuliers, ce qui pourrait aboutir à des taux de défaillance plus élevés. En tant que contrôleur bancaire et des sociétés d’assurance, nous tenons à nous assurer que ces risques sont bien compris et pris en considération par les établissements financiers. Ce qui est moins clair, c’est la mesure dans laquelle les risques climatiques peuvent être différenciés des autres risques tels que ceux posés par les prix volatils du pétrole et du gaz, lesquels semblent être intégrés dans les mesures des risques financiers classiques.

La question se pose enfin de savoir si les banques centrales doivent être associées à l’atténuation des effets du changement climatique proprement dits, par exemple, en achetant des actifs présentant une faible empreinte écologique ou en « orientant » leurs portefeuilles vers la décarbonation. Des divergences de vues notables se manifestent sur ce point entre la Réserve fédérale américaine et la BCE, cette dernière étant clairement plus ambitieuse. Un consensus émerge toutefois sur le fait que la panoplie d’outils nécessaire à une gestion efficace de la transition vers une économie climatiquement neutre (qui inclut des formes de taxation et de subventionnement) relève principalement du domaine de la politique budgétaire. De plus, comme pour toute transition structurelle, il y aura des gagnants et des perdants dans le processus. Il est donc préférable que les décisions de politique soient prises par des décideurs qui ont été élus.

On considère généralement que les banques centrales ne devraient pas jouer de rôle concernant l’allocation des ressources ou le fonctionnement efficace des marchés. Elles devraient plutôt se concentrer sur des questions macroéconomiques et sur la stabilité des prix. Nous avons également constaté qu’il existait une frontière ténue entre le soutien à l’élaboration des politiques de l’UE, telle que prévue par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, et la participation à l’élaboration de politiques autonomes, laquelle est interdite par ledit Traité. Enfin, l’adoption d’une orientation en faveur du climat pourrait créer des attentes injustifiées dans d’autres domaines. Pourquoi soutenir la transition climatique, mais pas les entreprises innovantes ou les PME, voire la sécurité énergétique ?

Pour en revenir à notre message principal, nous estimons que, dans l’ensemble, il est possible d’atteindre les objectifs de Paris à un coût économique raisonnable, à condition que nous nous concentrions sur les bons instruments. Le paquet « ajustement à l’objectif 55 » de l’UE constitue un excellent exemple de la manière d’y parvenir. La loi européenne sur le climat, qui accorde une importance croissante à la tarification du carbone et qui reconnaît la nécessité d’atténuer les effets distributifs, représente un bon point de départ.

Cet article de blog se fonde sur l’intervention de Pierre Wunsch intitulée « A (somewhat European) perspective on the macro impact of climate change » à l’occasion d’une conférence portant sur « The macroeconomic implications of climate action ». Cette conférence a été organisée le 5 juin 2023 à Washington, DC, par le Peterson Institute for International Economics.

Notes de bas de page

[1] L’énergie nucléaire est aussi décarbonée, mais les inquiétudes liées à la stagnation ou à l’augmentation des coûts, les délais de réalisation et l’opinion publique ont fait des énergies renouvelables la source d’énergie décarbonée affichant l’expansion la plus rapide ces dernières années. L’énergie nucléaire n’en reste pas moins une option pertinente dans la transition vers une économie climatiquement neutre.

[2] L'équivalent CO2 est la mesure utilisée pour agréger différents gaz à effet de serre par rapport au niveau de réchauffement climatique mondial qu’engendre une tonne de chacun d’eux par rapport à une tonne de CO2 sur une période de 100 ans.

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