Le passage à l’euro a 20 ans
Dans les très nombreux discours que j’ai prononcés sur l’euro au tournant du siècle, j’ai souvent repris la devise latine de plusieurs forces aériennes « per aspera ad astra » – comprenez « à travers l’adversité jusqu’aux étoiles » – pour illustrer le fait que l’euro allait nécessiter des ajustements et des efforts, mais qu’au-delà des difficultés, nous tendions vers quelque chose de meilleur. Et invariablement, je résumais les arguments en faveur du passage à l’euro en trois points : plus d’efficacité, plus de stabilité et plus de chances pour une Europe plus forte.
Les deux premières promesses ont été tenues. La suppression de nombreux coûts et risques de change a permis un gain d’efficacité, ce qui a certainement dopé le commerce au sein de la zone euro et l’activité économique. De même, l’euro a apporté une plus grande stabilité puisque son introduction s’est accompagnée de la création d’une Banque centrale européenne (BCE) et d’un Eurosystème, deux instances qui se sont donné pour priorité de préserver la stabilité des prix et de protéger ainsi le pouvoir d’achat de la monnaie, ce qui constituait un soulagement après les turbulences qui avaient marqué les années 1970 et 1980.
Il en a été différemment pour la troisième promesse. Avec le recul, il est apparu que l’architecture de l’Union économique et monétaire européenne (UEM) n’était pas suffisamment aboutie ou qu’elle était à tout le moins trop minimaliste. La période qui a suivi la création de l’euro a été une ère non pas de convergence mais de divergence. La discipline budgétaire voulue par le pacte de stabilité et de croissance ne s’est pas concrétisée, probablement parce que bon nombre de gouvernements traversaient une phase de « fatigue budgétaire » après les efforts qu’ils avaient dû fournir pour adhérer à l’union monétaire. Les positions concurrentielles relatives se sont mises à évoluer de façon disparate, car les coûts salariaux avaient augmenté trop rapidement dans certains pays – sans qu’il n’y ait une incidence immédiate sur leur croissance, soutenue par la baisse des taux d’intérêt et par l’afflux de capitaux, ce qui a empêché une correction rapide de la situation. L’explosion des dettes a fait enfler les dépenses des ménages et, par endroits, les prix de l’immobilier ont enregistré une hausse jusque-là impensable. Tous ces déséquilibres ont persisté trop longtemps sans donner lieu à aucune intervention structurelle.
Nous savons tous ce qui s’est passé ensuite. Après la crise financière, les marchés se sont montrés très inquiets vis-à-vis des risques liés à un endettement excessif, à plus forte raison lorsqu’il est associé à une croissance insuffisante par manque de réformes. Cette situation a débouché sur une grave crise de la dette qui a sérieusement ébranlé l’intégrité de l’euro. Une crise qui a finalement été surmontée, grâce aux efforts conjugués de l’Union européenne (UE) et des États membres, grâce à l’intervention du Fonds monétaire international (FMI), mais aussi et surtout grâce à la réaction adéquate de la BCE, la véritable – et peut-être unique ? – institution fédérale européenne, qui a veillé à ce que l’aide aux banques et les effets de sa politique monétaire soient préservés dans l’ensemble de la zone euro.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Sommes-nous mieux armés pour lutter contre une telle crise ? Assurément ! Les règles budgétaires ont été affinées, même si elles ont pour l’heure temporairement, et à juste titre, été reléguées au second plan en raison de la pandémie. D’autres déséquilibres font l’objet d’une surveillance plus pointue. Au niveau international, une attention bien plus grande est d’ailleurs accordée aux risques qui menacent la stabilité financière. La zone euro a vu la création d’une union bancaire, permettant d’exercer la surveillance des banques au niveau européen. Enfin, en réponse à la pandémie, l’Union européenne a mis en place un fonds de relance, baptisé Next Generation EU, doté de 750 milliards d’euros, afin de soutenir les réformes dans les États membres. L’importance de cette étape ne saurait être surestimée : pour la première fois, l’UE mobilise elle-même des fonds qui sont mis à la disposition des États membres sous la forme de prêts mais aussi de subventions, en privilégiant proportionnellement les pays les plus touchés. En cela, le fonds de relance peut être considéré comme la première composante d’une « capacité » budgétaire centrale à l’échelle européenne, qui soutient les réformes tout en générant de la solidarité.
Cela étant, on ne parle pas encore d’une véritable politique budgétaire européenne à la mesure de l’union monétaire, qui soit cohérente avec la politique monétaire unique. À d’autres égards aussi, le projet d’UEM n’est pas encore abouti. Il n’existe toujours pas de marché européen totalement unifié dépourvu d’obstacles administratifs, réglementaires ou fiscaux. Il n’existe pas encore non plus d’union des marchés de capitaux, qui pourrait pourtant être très utile pour rendre le financement des investissements moins dépendant des banques et mieux répartir les risques dans la zone euro. Et il n’existe pas davantage d’union politique dotée d’une légitimité démocratique, si bien que la relation entre l’UE et les États qui la composent ressemble encore trop souvent à un rapport d’« elle à nous », là où l’Europe doit être un projet partagé, unificateur et enthousiasmant.
En réponse à différents chocs, comme la crise de la dette et la pandémie, l’Europe a montré qu’elle était capable de trouver des solutions, ce qui incite à l’optimisme. Mais bien gérer c’est anticiper. La pandémie laissera aussi de nombreuses séquelles aux niveaux économique et budgétaire. De quoi mettre la résilience des économies à l’épreuve face à de nouveaux revers. L’UEM ne présente toujours pas toutes les caractéristiques d’une union monétaire à part entière qui soit capable de résister aux chocs. Une union qui limite les risques en menant une politique responsable et les partage grâce à la solidarité.
Alors, certes, le réveillon du Nouvel An il y a 20 ans a été historique, mais il ne sera considéré comme le point de départ d’une grande histoire que si la touche finale est apportée à la symphonie inachevée de l’euro.