Vers une normalisation de la politique monétaire : la Banque centrale européenne et la Réserve fédérale suivent chacune leur voie

Article publié dans la Revue économique de 2022

La reprise post-pandémique actuelle, qui s’accompagne d’une inflation record dans la zone euro et aux États-Unis, a incité la BCE et la Fed à amorcer la normalisation de leur politique monétaire. Quelle forme ce processus va-t-il prendre ? Pourquoi se déroule-t-il à un rythme différent de part et d’autre de l’Atlantique ? Quels sont les défis qui se profilent ?

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Depuis plus de dix ans, les banques centrales du monde entier mettent en œuvre des mesures extraordinaires pour atténuer les répercussions économiques de la crise financière mondiale, de la crise de la dette souveraine en Europe et de la pandémie, qui ont non seulement fait tomber les taux d’intérêt à un niveau proche de leur plancher effectif, mais qui ont également gonflé leurs bilans. Telle est la position de départ inhabituelle dans laquelle se trouvaient les banques centrales au moment d'amorcer la normalisation, dans un contexte de hausse des tensions inflationnistes particulièrement rapide et marquée.

Qu’est-ce que la normalisation ? – Une approche théorique

Dans un tel contexte, la normalisation de la politique monétaire fait référence à une situation où les banques centrales adaptent leur orientation de politique monétaire pour passer d’un soutien à l’inflation à une orientation visant à fixer l’inflation à son niveau cible. À cet égard, la notion de taux d'intérêt d’équilibre est cruciale : il s'agit du taux d’intérêt auquel l’économie se trouve en équilibre, à savoir lorsque la production atteint son niveau potentiel et que l’inflation est stable. Sur fond de reprise post-pandémique et d’inflation qui devrait s'approcher de sa cible à moyen terme, les banques centrales du monde entier évoluent désormais vers une orientation de politique monétaire plus neutre en amenant leurs taux directeurs à des niveaux plus en phase avec le taux d'équilibre. Cela étant, le recul significatif du taux d’équilibre ces dernières décennies suggère que les taux directeurs seront relativement bas à la fin du processus de normalisation.

Comme les banques centrales ont également procédé à des achats d'actifs à grande échelle ces dernières années, la diminution du gonflement de leurs bilans s'inscrit également dans le processus de normalisation. En effet, l’encours des achats d'actifs aux bilans des banques centrales continue d’exercer une pression baissière sur les rendements obligataires à plus long terme. Cela sous-entend que, si l'objectif est de passer à une orientation de politique monétaire plus neutre, il serait probablement plus efficace d’également réduire le bilan tout en relevant les taux directeurs. Il existe toutefois d'autres raisons de maintenir les bilans des banques centrales dans la limite de ce qui est nécessaire à la conduite de la politique monétaire. Premièrement, l’expansion soutenue du bilan signifie qu’une banque centrale devient plus exposée aux risques de marché et que l’incidence sur ses bénéfices sera potentiellement élevée. En outre, si les importants avoirs en obligations aux bilans des banques centrales peuvent perturber le bon fonctionnement des marchés, les bilans affichant des montants considérables d’obligations souveraines peuvent également soulever des problèmes de prépondérance budgétaire. De la même manière que les taux directeurs pourraient néanmoins atteindre des niveaux relativement bas au terme du processus de normalisation, la taille optimale des bilans des banques centrales pourrait également dépasser son niveau d’avant le début de leurs programmes d'achats d'actifs, étant donné que les exigences réglementaires ont depuis lors accru la demande des banques en réserves de banque centrale.

Les expériences de normalisation de la politique monétaire dans une situation où les banques centrales combinent des relèvements des taux directeurs avec une réduction de leurs bilans ont été limitées. La Réserve fédérale a été la seule grande banque centrale à avoir amorcé la diminution de la taille de son bilan avant la crise du COVID-19. À ce moment-là, elle avait d'abord mis un terme à ses achats nets d'actifs avant d'initier le rehaussement de ses taux directeurs. Les actifs arrivant à maturité au bilan de la Fed étaient à l'origine encore entièrement réinvestis. Ce n’est que lorsque la normalisation du taux des fonds fédéraux a été bien engagée que la Réserve fédérale a commencé à réduire son bilan en ne réinvestissant plus entièrement les produits des actifs arrivés à maturité. Les cessions actives d’actifs à son bilan auraient pu accélérer la réduction des avoirs en actifs, mais la Réserve fédérale n’y a jamais eu recours avant la pandémie. Comme l’a fait ressortir l’expérience de la Réserve fédérale, ce scénario « théorique » de normalisation de la politique monétaire (cf. graphique 1) semble également être suivi par la Réserve fédérale et par la BCE durant la période actuelle postérieure au COVID-19.

Normalisation dans la pratique : le cas de la BCE et de la Réserve fédérale

Le rythme de la normalisation est avant tout dicté par le contexte macroéconomique. L’une des caractéristiques les plus frappantes de la reprise après la pandémie tant dans la zone euro qu’aux États-Unis est sans aucun doute la vigueur des hausses de prix qui l’ont accompagnée. Comme le montre le graphique 2, l’inflation dans la zone euro a commencé à s’accélérer l’été dernier, grimpant de 2,2 % à 8,6 % entre juillet 2021 et juin 2022. Aux États-Unis, le processus s’est non seulement enclenché plus tôt, mais les augmentations de prix ont aussi été (initialement) plus prononcées, l’inflation ayant bondi de 1,4 % en janvier 2021 à 8,6 % en mai 2022. 

Les déterminants sous-jacents de l’inflation dans la zone euro et aux États-Unis sont multiples et font l’objet d’une analyse approfondie dans un article récent de la Revue économique de la BNB[1]. Des effets de base vigoureux à la hausse, l’accroissement de la demande qui a suivi la pandémie, les tensions sur le marché du travail, des prix de l'énergie élevés et des goulets d'étranglement au niveau de l’offre – exacerbés par la guerre en Ukraine et par de nouveaux confinements en Chine – ont tous joué un rôle. Toutefois, alors que, dans la zone euro, le renchérissement de l'énergie est le principal contributeur à l'inflation totale, l’inflation aux États-Unis est essentiellement liée à la demande, dans le contexte de la surchauffe de l'économie. Cet élément pourrait expliquer pourquoi l’inflation devrait se montrer plus persistante aux États-Unis que dans la zone euro. En effet, l’inflation sous-jacente est également plus élevée aux États-Unis que dans la zone euro.

[1] Pour de plus amples détails, cf. De Sloover F., J. Jonckheere et A. Stevens, « The return of inflation: what are its causes and will it persist? », NBB, Economic Review, mai 2022.

Un élément encore plus important pour la politique monétaire est la question de savoir où l’inflation devrait se situer à moyen terme. Selon les projections macroéconomiques établies par les services de l'Eurosystème pour la zone euro et les projections de l’OCDE pour les États-Unis, l’inflation devrait rester forte dans les deux zones en 2022 avant de se dissiper progressivement au fil du temps. Néanmoins, les mesures de la compensation de l’inflation à plus long terme extraites des instruments de marché sont plus élevées aux États-Unis que dans la zone euro. De même, les prévisions tirées d’enquêtes font état d’anticipations d'inflation à long terme proches de 2 % dans la zone euro, alors qu’elles sont plus élevées aux États-Unis et qu’elles s’y éloignent clairement de l’objectif. Les anticipations d'inflation à plus long terme sont particulièrement importantes pour la politique monétaire dans la mesure où il est essentiel qu’elles n’aboutissent pas à un désancrage par rapport à l’objectif d’inflation de la banque centrale. Même si les pressions inflationnistes elles-mêmes s’avéraient intrinsèquement de nature temporaire, une période prolongée de plus forte inflation pourrait commencer à alimenter des anticipations d'inflation plus élevées à plus long terme et déclencher des mécanismes qui rendraient l’inflation hors de contrôle.

Outre la pression inflationniste qu’ils ont exercée, les récents chocs économiques – la guerre en Ukraine et les nouveaux confinements imposés en Chine – ont aussi grevé la croissance, touchant davantage la zone euro que les États-Unis, en particulier en ce qui concerne le conflit russo-ukrainien, selon les prévisions. Cette configuration de facteurs requiert un délicat jeu d’équilibriste de la politique monétaire. D’une part, l’inflation et les anticipations d’inflation élevées, conjuguées aux marchés du travail tendus proches du plein emploi ou l’ayant atteint, appellent à une normalisation de la politique monétaire. D’autre part, l’incidence négative que la guerre en Ukraine ou les nouveaux confinements décrétés en Chine pourraient avoir sur la croissance invite à ne pas engager un processus trop hâtif de normalisation de la politique monétaire susceptible de mettre en péril la reprise. Par ailleurs, les perspectives macroéconomiques divergentes dans la zone euro et aux États-Unis impliquent des rythmes de normalisation différents.

Zone euro

La BCE a donné une impulsion à son processus de normalisation en décembre 2021 en prévoyant la levée des conditions particulières de sa troisième opération de refinancement à plus long terme ciblée (TLTRO III) en juin 2022 et l’interruption des achats au titre du programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) à la fin de mars 2022. Pour conserver une partie de la flexibilité que le PEPP avait offerte durant la crise sanitaire, les réinvestissements des titres acquis dans le cadre de ce programme et arrivés à échéance peuvent être répartis avec souplesse dans le temps, selon les classes d’actifs et entre les pays de la zone euro, en cas d’émergence de nouveaux risques de fragmentation liés à la pandémie et pour assurer une transmission fluide de la politique monétaire. Qui plus est, la possibilité d’une relance des achats nets effectués dans le PEPP reste ouverte. Alors que la BCE avait également décidé de gonfler temporairement les achats au titre de l’APP afin de garantir une transition en douceur après la cessation du PEPP, la nouvelle poussée de l’inflation dans le courant de 2022 l’a incitée à le faire sur une plus courte période et à mettre un terme aux achats dès le 1er juillet 2022. Dans le même ordre d’idées, la BCE a modifié la communication relative à sa politique de taux d’intérêt en juin, estimant que les conditions des orientations prospectives étaient réunies. Il en ressort que la BCE entend relever ses taux d’intérêt directeurs de 25 points de base en juillet, avant d’éventuellement faire de même en septembre, en fonction des perspectives d’inflation à ce moment-là. Elle laisse par ailleurs la porte ouverte à une hausse supérieure à 25 points de base dans l’éventualité où les perspectives d’inflation à moyen terme se maintiendraient ou se dégraderaient. Au-delà de septembre, de nouveaux relèvements suivraient selon une « séquence progressive mais durable ».

États-Unis

À la lumière des progrès engrangés par l’économie sur la voie des objectifs fixés par la Réserve fédérale – plein emploi et inflation à 2 % –, celle-ci a commencé à freiner ses achats d’actifs en novembre 2021, pour les interrompre totalement en mars 2022. Dans le même temps, la Fed a également relevé son taux directeur pour la première fois, avant de réitérer l’opération en mai et en juin, portant la fourchette du taux objectif des fonds fédéraux à 1,5 – 1,75 %. Elle anticipait aussi que « des relèvements continus de la fourchette du taux objectif seraient appropriés ». Dans la mesure où les pressions inflationnistes ont dépassé les prévisions, ces deux derniers relèvements des taux directeurs ont en effet été plus agressifs (50 et 75 points de base respectivement). De surcroît, dès juin 2022, la banque centrale américaine a également commencé à diminuer la taille de son bilan en cessant de réinvestir l’intégralité du produit généré par les titres acquis arrivés à échéance. Afin d’assurer une réduction prévisible et en douceur de son bilan, la Fed a imposé des plafonds de remboursement sur le montant des titres quittant son portefeuille au cours d’un mois donné. La Réserve fédérale s’est par ailleurs engagée à conserver des réserves abondantes au fil du temps.

Les défis à venir

La période prolongée de faibles taux d’intérêt observée ces dernières années a sans nul doute facilité l’accumulation de dettes par les administrations publiques, contraintes d’adopter des plans de relance de grande envergure pour soutenir leurs économies durant les crises antérieures. Alors que les banques centrales ont entamé la normalisation de leurs politiques monétaires, les rendements des obligations souveraines ont commencé à se relever, exerçant une pression ascendante sur les coûts de financement des administrations publiques. Dans la zone euro, un problème supplémentaire se pose, car les rendements obligataires des différents États membres sont susceptibles de réagir à des degrés divers à la normalisation de la politique monétaire. Certains pays plus lourdement endettés, comme l’Italie et l’Espagne, ont déjà vu leurs rendements obligataires augmenter davantage que ceux d’autres pays, tels que l’Allemagne (graphique 3). Cet état de fait a poussé la BCE à activer dès juillet la flexibilité prévue pour le réinvestissement des actifs acquis au titre du PEPP arrivant à échéance. Par ailleurs, la BCE a annoncé son intention d’accélérer les travaux en vue de déployer un instrument anti-fragmentation.

La politique monétaire extrêmement accommodante menée par les banques centrales depuis une dizaine d’années a pesé sur les taux d’intérêt à long terme et incité les marchés à adopter des comportements plus risqués dans leur quête de rendement, contribuant ainsi à une potentielle sous-évaluation des risques et à un renchérissement des actifs. Les mesures de politique budgétaire, monétaire et macroprudentielle, le maintien de conditions de financement favorables, l’épargne accumulée par les ménages ainsi que l'attractivité croissante de l’immobilier à des fins d'investissement ont continué de tirer les prix vers le haut dans le secteur de l’immobilier résidentiel durant la pandémie. La normalisation de la politique monétaire pourrait toutefois changer la donne pour les marchés immobiliers résidentiels, car elle entraînera une hausse des coûts d'emprunt pour les ménages, ce qui affectera leur pouvoir d'achat déjà limité par l'inflation. Dans la Financial Stability Review (2022), la BCE avertit que les prix des logements dans la zone euro pourraient même subir une correction lorsque les taux d'intérêt commenceront à remonter, ce qui ferait courir des risques plus importants aux ménages à faibles revenus. Les taux hypothécaires ont en effet déjà amorcé une remontée cette année tant dans la zone euro qu’aux États-Unis. De même, les valeurs boursières significativement en hausse ces dernières années commencent à intégrer les changements de politique des banques centrales, tout en faisant face à une situation géopolitique incertaine.

Conclusion

Compte tenu du niveau élevé de l’inflation, la question pour les banques centrales n’est plus tant de savoir s’il y a lieu ou non d’entamer la normalisation de leur politique monétaire, mais bien à quel rythme elles doivent procéder. Néanmoins, la situation actuelle les confronte à un difficile exercice d’équilibriste. Si elles agissent trop rapidement, le brusque resserrement des conditions financières pourrait entraver de manière excessive l’activité économique et étouffer la reprise. Il est en outre possible que des considérations de stabilité financière viennent compliquer encore le processus de normalisation.

Globalement, deux grands scénarios pourraient se dessiner à l’avenir. Dans l’idéal, une croissance forte et soutenue permettrait aux banques centrales de normaliser graduellement leur politique et d’orienter l'inflation vers son objectif, tandis que les marchés financiers s'adapteraient progressivement à des conditions de financement moins favorables. Dans un scénario moins optimiste, les tensions inflationnistes s’intensifieraient, nécessitant un resserrement plus agressif de la politique monétaire, ce qui aurait un coût élevé en termes de croissance. Dans le même ordre d’idées, une correction désordonnée des déséquilibres financiers est aussi susceptible de faire dévier les banques centrales de la trajectoire qu’elle se sont fixée et de les contraindre à modifier le rythme de la normalisation.

Face à la grande incertitude qui entoure les prévisions de croissance et d’inflation, une communication claire et efficace sur le processus de normalisation sera cruciale. Cependant, les banques centrales doivent, là aussi, parvenir à un équilibre entre planifier des politiques à moyen terme en vue de guider les anticipations et se montrer assez souples pour adapter leur orientation si les perspectives macroéconomiques le requièrent. Les banques centrales doivent en outre rester fidèles à leur mandat en entraînant l’inflation vers son objectif, ce qui, dans le contexte actuel, conduira inévitablement à des conditions de financement moins favorables à l’avenir. La politique monétaire est toutefois essentiellement axée sur la demande et ne peut apporter de soutien structurel à l’offre de l’économie. Il appartient aux autorités budgétaires de constituer les réserves nécessaires et d’ouvrir la voie à des réformes structurelles propices à la croissance, de façon à rendre l’économie plus résiliente au fur et à mesure de la normalisation.