Une récession est-elle imminente ? Le signal de la courbe des taux

Article publié dans la Revue économique de Juin 2019

Historiquement, les récessions ont toujours été précédées par des inversions de la courbe des taux. L’aplatissement récent de la courbe des taux américaine constitue-t-elle une source d’inquiétude ?

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Les auteurs tiennent à remercier J. Boeckx, H. Dewachter et P. Ilbas pour leurs commentaires.

Digest

La problématique

Alors que la courbe des taux américaine s’est récemment aplatie, plusieurs médias se sont penchés sur le pouvoir prédictif de cette courbe: celle-ci s’est inversée environ un an avant chacune des neuf recessions qui ont frappé les États-Unis depuis 1955. Dans ce contexte, la question de l’imminence d’une récession refait surface.

Graphique 1 - La courbe des taux américaine s’est inversée avant les récessions1

(pente de la courbe des taux, pourcentages)

Sources: Board of Governors of the Federal Reserve System (H15), NBER.

1 Écart de taux entre des obligations souveraines américaines à dix ans et à un an (maturité constante).
2 Récessions américaines recensées par le National Bureau of Economic Research.

L’expérience accumulée lors d’événements semblables montre que la plupart des commentateurs ont tendance à minimiser l’importance du signal donné par la courbe des taux car ils pensent souvent que « This time is different ». Deux exemples célèbres illustrent cet état d’esprit. En 2005, Alan Greenspan a déclaré devant un comité du Sénat américain que « les preuves indiquent très clairement que l’efficacité de la courbe des taux comme outil de prévision a grandement diminué » (tel que rapporté dans le Financial Times du 4 avril 2019). En 2006, Ben Bernanke a déclaré: « […] je n’interpréterais pas la courbe des taux actuelle très plate comme indiquant qu’un ralentissement économique significatif est à venir ».

L’article se concentre sur les États‑Unis car c’est principalement outre-Atlantique qu’a lieu le débat sur l’interprétation du signal envoyé par la courbe des taux. La courbe des taux américaine suggère actuellement que le pays court le risque d’entrer en récession d’ici un an (probabilité allant jusqu’à 45 % selon certains modèles). Dans la zone euro, cette courbe reste relativement pentue.

Pourquoi la courbe des taux augure-t-elle les récessions ?

Tandis que de nombreuses études empiriques documentent le pouvoir prédictif de la courbe des taux pour les récessions, les fondements théoriques de cette relation sont rares et aucune théorie n’a été entièrement acceptée. Comme Benati et Goodhart (2008) l’écrivent, le pouvoir prédictif de la courbe des taux reste « un fait stylisé à la recherche d’une théorie ».

Les quelques investigations théoriques s’appuient sur des modèles d’évaluation d’actifs basés sur la consommation ou, plus généralement, sur des modèles reposant sur des attentes rationnelles. La plupart des explications sont basées sur l’idée que la courbe des taux capture les changements de politique monétaire et les attentes du marché quant aux conditions économiques futures. Selon ces théories, la courbe des taux ne fait que refléter une possible récession future, mais elle ne peut pas causer de récession. D’autres explications suggèrent un rôle plus actif de la courbe des taux, par exemple au travers d’un impact négatif sur la rentabilité des banques ou d’un mécanisme de prophétie autoréalisatrice.

Les preuves empiriques

Les travaux des pionniers dans le domaine, Kessel (1965) et Fama (1986), faisaient déjà état du phénomène d’aplatissement de la courbe des taux américaine préalablement aux récessions ou à un ralentissement économique. Mais la littérature a réellement commencé à se développer à la fin des années 1980, lorsque la courbe des taux américaine s’est une nouvelle fois aplatie. Les trois principales conclusions de la littérature empirique sont les suivantes: (1) la courbe des taux est le meilleur (ou l’un des meilleurs) prédicteur(s) de l’activité économique; (2) la relation entre la courbe des taux et l’activité économique s’observe dans toutes les économies avancées, bien que la relation ne soit pas partout aussi évidente qu’aux États‑Unis, notamment dans des petites économies comme la Belgique, l'Irlande ou les Pays‑Bas; (3) le lien entre la courbe des taux et l’activité économique s’est atténué depuis le milieu des années 1980. De ce dernier point découle une question fondamentale: la courbe des taux est-elle encore fiable ?

La courbe des taux est-elle encore fiable ?

L’explication la plus probable de l’affaiblissement du pouvoir prédictif de la courbe des taux réside dans la baisse de la « prime de terme ». Les taux à long terme sont en effet composés de deux éléments: les attentes de taux à court terme (composante des attentes) et une prime de terme récompensant un investissement à long terme plutôt qu’une série d’investissements successifs à court terme.

Les estimations basées sur plusieurs modèles font toutes état d’une tendance à la baisse de la prime de terme américaine depuis le milieu des années 1980. Plusieurs explications peuvent être avancées. D’abord, la focalisation des banques centrales sur la stabilisation de l’inflation à un bas niveau depuis les années 1980 a largement concouru à diminuer la prime de risque pour l’inflation. Ensuite, l’offre d’actifs sans risque au niveau mondial a eu tendance à se replier alors que la demande a plutôt augmenté. Enfin, plus récemment, les achats d’actifs des banques centrales ont contribué à comprimer la prime de terme.

Puisque ces facteurs ne sont pas nécessairement liés au risque de récession, de nombreux analystes proposent d’ajuster la pente de la courbe des taux pour la prime de terme afin d’obtenir un meilleur prédicteur de l’activité économique. Cependant, les preuves empiriques à ce sujet ne sont pas formelles. En fait, les modèles incluant la prime de terme tendent à livrer de meilleurs résultats en termes de prévision des récessions. De plus, les résultats empiriques montrent que, bien que le pouvoir prédictif de la courbe des taux pour la croissance du PIB réel se soit manifestement amoindri depuis les années 1980, il reste relativement inchangé pour les récessions. Dès lors, il est possible que les fluctuations cycliques de la prime de terme contiennent des informations concernant les récessions futures, comme par exemple dans le cas d’une demande accrue d’actifs sans risque à long terme dans un contexte de perspectives économiques maussades.

Que nous apprend la courbe des taux actuelle quant au risque de récession ?

Puisque les preuves empiriques ne sont pas formelles sur la pertinence de la prime de terme pour la prévision des récessions, il y a lieu de considérer plusieurs mesures de la pente de la courbe des taux. Nous en examinons trois: une mesure simple de la pente définie comme le taux à dix ans moins le taux à trois mois; une mesure de la pente dont a été soustraite la prime de terme; et une mesure hybride modélisant séparément la composante des attentes et la prime de terme.

Le graphique ci-après montre les probabilités qu’une récession éclate aux États‑Unis dans un délai de 12 à 18 mois selon chacune de ces trois mesures de la pente de la courbe. La probabilité de récession dérivée de la pente de la courbe des taux a augmenté récemment, passant à environ 45 % en avril 2019, ce qui est significativement supérieur à la probabilité historique moyenne de 20 %. De même, la probabilité de récession dérivée du modèle hybride révèle une tendance à la hausse. Cependant, dans la mesure où des facteurs (structurels ou politiques) non liés à des attentes de récession pèsent sur la prime de terme, ces probabilités pourraient surestimer le risque de récession. En effet, la probabilité de récession dérivée de la pente ajustée pour la prime de terme indique un risque de récession beaucoup plus faible, voire négligeable pour le moment.

Graphique 2 - Probabilités de récession aux États‑Unis dans un délai de 12 à 18 mois

(dérivées de la pente de la courbe des taux, pourcentages)

Sources: Adrian et al. (2013), Board of Governors of the Federal Reserve System (H15), Dewachter et al. (2016), NBER, NBB. Note: moyennes des probabilités de récession estimées par différents modèles.

Conclusion

En conclusion, il y a de nombreuses raisons de penser que la courbe des taux n’est plus aussi fiable qu’elle ne l’a été dans le passé. Cependant, considérer que le risque de récession reste négligeable dans l’environnement actuel implique de croire que « This time is different ». S’en rendre compte aide à mettre les choses en perspective et encourage probablement certains analystes à s’interroger sur les raisons avancées pour affirmer que le risque de récession reste faible. Le débat qui en résulte a au moins le mérite d’assurer que le signal donné par la courbe des taux n’est pas ignoré trop rapidement.