Tigre tricheur, dragon de haute technologie ? Les préoccupations occidentales concernant les « pratiques commerciales déloyales » de la Chine et le plan « Made in China 2025 » sont-elles justifiées ?

Article publié dans la Revue économique de Septembre 2019

La Chine est régulièrement accusée de ne pas respecter les règles régissant le commerce mondial ou de se montrer impitoyable dans sa course au leadership technologique. Mais jusqu’à quel point les données soutiennent-elles ces inquiétudes ? Et comment l’UE a-t-elle tâché de relever les défis posés et par les pratiques commerciales et d’investissement de la Chine ?

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Digest

L’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001 a été saluée à l’époque comme un événement marquant, appelé à servir les intérêts de tous. Aujourd’hui pourtant, près de deux décennies plus tard, de nombreux observateurs occidentaux considèrent le bilan de ce processus comme décevant. Ils estiment que la Chine n’a pas pleinement respecté les engagements qu’elle a pris en tant que membre de l’OMC et que le système économique et politique chinois n’a pas opéré la transition tant attendue vers une économie de marché libérale à l’occidentale. Qui plus est, les États-Unis et l’Europe ressentent de plus en plus la pression de la course acharnée au leadership technologique menée par la Chine. Cette situation a suscité des tensions entre la Chine et ses principaux partenaires commerciaux et d’investissement. Le gouvernement américain a été le plus virulent sur le sujet, accusant notamment la Chine de pratiques commerciales déloyales, de subventions distorsives, de vol de propriété intellectuelle et de transfert forcé de technologie. Les responsables politiques européens semblent largement partager ces craintes. Dans sa récente « vision stratégique » sur les relations UE-Chine, la Commission européenne désigne la Chine comme un « concurrent stratégique […] refusant de faire preuve de réciprocité pour ce qui est de l’accès au marché et de maintenir des conditions de concurrence équitables ». Cet article se fonde sur plusieurs sources d’information afin de déterminer dans quelle mesure les reproches relatifs aux pratiques commerciales et d’investissement de la Chine sont fondés et décrit les grandes lignes de l’approche actuelle de l’UE pour les combattre.

Made in China 2025

Une pomme de discorde importante concerne le plan directeur de modernisation économique et industrielle de la Chine, mieux connu sous l’appellation « Made in China 2025 » (ci-après abrégée « MIC 2025 »). Lancé en mai 2015, le MIC 2025 constitue la première phase de l’ambitieux projet à long terme du président Xi Jinping visant à permettre à la Chine de reprendre sa place parmi les plus éminents pôles industriels au monde et de se transformer en leader technologique d’ici 2049. Le but ultime du MIC 2025 est de réduire la dépendance de la Chine envers la technologie étrangère et de créer des champions chinois capables de rivaliser à l’échelle mondiale. Son objectif intermédiaire, d’ici 2025, est d’accroître les capacités d’innovation de l’industrie manufacturière chinoise et de faire grimper le pays au sein de la chaîne de valeur dans dix industries stratégiques de haute technologie. En effet, dans certains sous-secteurs tels que ceux des véhicules à énergie nouvelle, des cellules photovoltaïques ou encore de l’intelligence artificielle, la Chine a rapidement gagné en compétitivité à l’échelle mondiale. Si l’ouverture progressive de l’économie au commerce et aux investissements directs étrangers (IDE) fait partie intégrante de la stratégie de développement prospective du pays, des aides d’État généreuses de nature financière ou autre (généralement obscure) faussent la concurrence au détriment des entreprises occidentales. 

Le commerce « inéquitable » de la Chine

Bien que les droits d’importation chinois aient progressivement diminué au fil du temps, ils continent de dépasser ce que l’on pourrait escompter au vu des niveaux de revenus de la Chine en comparaison de ceux de l’UE et des États-Unis. Cela étant, ce sont généralement des mesures imposant des barrières non tarifaires et d’autres décisions politiques générant des entraves « au-delà de la frontière » qui ont été dernièrement la cible de critiques. Si l’on examine les 43 plaintes initiées auprès de l’OMC à l’encontre de la Chine depuis son adhésion en 2001 (dont 23 à l’initiative des États-Unis et neuf à celle de l’UE), il appert que, au‑delà des barrières à l’importation et à l’exportation, les plaintes déposées ont également concerné des cas de subventions et de taxes gouvernementales distorsives, de restrictions d’accès au marché, de protection insuffisante des droits de propriété intellectuelle et de transfert forcé de technologie (graphique 1). La grande majorité de ces litiges au niveau de l’OMC ont abouti à des jugements en faveur des plaintifs et au retrait par le gouvernement chinois des mesures discriminatoires en cause. Cependant, les procédures de règlement des litiges à l’encontre de la Chine ont souvent été source de frustrations en raison de leur lenteur et plusieurs accords de l’OMC ne permettent pas de pallier les principales distorsions causées par le système chinois autoproclamé d’« économie socialiste de marché » (cf. ci-dessous).

 

Graphique 1 – Nombre de litiges initiés auprès de l’OMC à l’encontre de la Chine, par type de plainte (résultats cumulés sur la période 2002-19)
Sources: CE, OMC

Barrières aux IDE en Chine

Sur le front des investissements également, les entreprises chinoises continuent de bénéficier d’un accès plus aisé en matière d’IDE dans l’UE et aux États-Unis qu’inversement, comme le montre clairement une comparaison internationale intrasectorielle sur la base d’un indice de restrictivité de la réglementation relative aux IDE de l’OCDE. Dans de nombreuses industries, il existe toujours des restrictions légales aux participations étrangères, contraignant les investisseurs étrangers à s’unir à un partenaire chinois au sein d’une coentreprise (joint venture). Une libéralisation progressive a été mise en place au fil du temps. Lorsque la nouvelle loi chinoise sur les investissements étrangers entrera en vigueur en 2020, le secteur de l’automobile et le secteur financier en seront les principaux bénéficiaires.

Des enquêtes menées auprès des entreprises occidentales permettent de se faire une idée plus précise des obstacles qu’elles rencontrent dans leurs activités commerciales en Chine, alors qu’elles ont déjà pris pied sur le marché. Au nombre de ces entraves figurent les avantages dont bénéficient les entreprises locales, et plus encore les entreprises publiques chinoises, dans des domaines tels que les aides d’État, les licences, les marchés publics et la conformité réglementaire. Une fois encore, la nouvelle loi sur les investissements étrangers promet une plus grande « neutralité concurrentielle » entre les entreprises domestiques et les entreprises étrangères, mais cela dépendra fortement de l’application qui sera faite de la loi.

Rôle des entreprises publiques

L’emprise de l’État demeure large et omniprésente. Même si leur nombre a désormais baissé, les entreprises publiques continuent de contrôler près de 40 % de l’ensemble des actifs industriels. Elles jouent un rôle central dans plusieurs secteurs jugés « stratégiques » par le gouvernement chinois, que ce soit pour des raisons politiques (p. ex. les médias, la production et la distribution d’énergie, les télécommunications et le secteur bancaire) ou en raison de leur relation étroite avec le MIC 2025 (p. ex. les équipements de transport, le secteur automobile, les machines et les TIC). Les liens qu’entretiennent les entreprises publiques avec la hiérarchie politique constituent une source de traitement préférentiel pouvant prendre des formes diverses (prêts, subventions et exemptions fiscales, contrats gouvernementaux, licences, accès à des terrains, etc.). Ces aides facilitent aussi l’investissement extraterritorial des entreprises publiques chinoises.

Transfert forcé de technologie et espionnage industriel

En juin 2018, les autorités de l’UE ont introduit auprès de l’OMC une demande de consultation concernant plusieurs politiques chinoises de transfert international de technologie et d’instruments légaux dont elles estiment qu’ils violent les engagements pris par la Chine en tant que membre de l’OMC. À titre d’exemple, la loi chinoise sur les coentreprises requiert que les technologies et les équipements apportés par un partenaire étranger dans une coentreprise soient suffisamment avancés et adaptés aux besoins de la Chine. De plus, le règlement y afférent sur les coentreprises requiert la soumission aux autorités chinoises de détails concernant la technologie transférée dans le cadre du processus d’approbation, une exigence qui soulève des problèmes en matière de protection des droits de propriété intellectuelle.

Le canal le moins anodin d’appropriation de savoir-faire technologique passe par l’espionnage industriel et le vol cybernétique. Bien qu’il existe peu de données solides en la matière, différentes actions en justice semblent indiquer que la Chine a été impliquée dans ce type de pratiques.

Les IDE chinois à destination de l’UE

L’acquisition de technologies étrangères est également l’une des motivations principales des IDE de la Chine à destination de l’UE, lesquels se sont accélérés après le lancement du MIC 2025. Les informations relatives aux transactions montrent que près de 40 % des IDE chinois au cours de la période 2015-2018 ont été destinés aux secteurs stratégiques promus par le MIC 2025, essentiellement les équipements de transport (secteur automobile en tête) et le secteur technologique (graphique 2).

 

Graphique 2 – IDE chinois à destination de l’UE
Source: Calculs propres basés sur le China Global Investment Tracker du American Enterprise Institute et du Heritage Foundation

L’Allemagne en particulier a enregistré un nombre important de rachats à visée technologique de la Chine. L’indignation générale qu’a suscitée le rachat en 2016 de l’entreprise de robotique de pointe Kuka, fleuron national, par le chinois Midea a poussé les autorités allemandes à filtrer davantage les offres publiques d’achat chinoises. La Belgique n’a à ce stade attiré qu’un petit nombre d’investissements chinois d’envergure. Citons à titre d’exemple des accords conclus dans le domaine logistique (notamment la création d’un parc de services et de distribution dans le port de Zeebrugge par le groupe Shanghai Lingang) et dans le secteur financier (l’acquisition de la banque Nagelmackers et de la compagnie d’assurances Fidea par Anbang).

Stratégie de l’UE à l’égard de la Chine : quelles avancées ?

L’UE considère que le système commercial multilatéral fondé sur des règles est nécessaire afin de garantir un commerce raisonnablement libre et équitable, mais reconnaît également que ce système a grand besoin d’être modernisé. Plus qu’une transgression explicite des règles, c’est avant tout la structure économique chinoise unique et opaque, donnant lieu à des pratiques qui sortent des règles actuelles et des principes fondateurs de l’OMC, qui constitue le plus grand défi. L’UE a déjà soumis plusieurs propositions de réforme de l’OMC : elle a plaidé pour un recours plus étayé au statut de « pays en voie de développement » derrière lequel se retranchent bon nombre de grandes nations commerciales, dont la Chine ; elle vise une actualisation approfondie des règles présentes, plutôt minimalistes, sur les entreprises publiques, les aides d’État et les transferts (forcés) de technologie  ; elle souhaite encourager le respect des obligations de notification aux termes des accords de l’OMC, comme la déclaration de nouvelles subventions ; et elle recherche des solutions à la crise qui frappe l’organe d’appel (Appellate Body) de l’OMC.

L’UE a également adopté plusieurs initiatives visant à réglementer les investissements étrangers entrants (depuis la Chine mais aussi en provenance d’autres partenaires). Plus spécialement, en avril 2019, un cadre européen commun de filtrage des IDE est entré en vigueur, créant une plateforme d’échange d’informations sur les IDE susceptibles d’exercer une influence néfaste sur la sécurité ou sur l’ordre public dans un ou plusieurs États membres. Le cadre impose certaines contraintes sur les mécanismes nationaux de filtrage des investissements existants ou en projet mais n’oblige pas un État membre ne disposant pas d’un tel mécanisme d’en mettre un en place. Il importe de noter que la décision finale d’examiner et/ou, éventuellement, de bloquer un investissement sur son territoire reste du ressort de chaque État membre. Parallèlement, l’UE négocie depuis 2013 un accord global d’investissement avec la Chine (Comprehensive Agreement on Investment - CAI), qui constituerait sans doute une façon élégante de combler l’absence actuelle de réciprocité, mais qui n’est pas près de voir le jour vu la multitude de questions en suspens.

Conclusion

Il ne faut pas se voiler la face. Comme l’illustre cet article, nombre des inquiétudes formulées par les entreprises et les responsables politiques occidentaux à l’encontre de la Chine sont effectivement justifiées et étayées par les données disponibles. Contrairement à l’approche conflictuelle et unilatérale adoptée par l’administration américaine en place à l’égard de la Chine, l’UE a, pour l’heure, choisi la voie du multilatéralisme. Dans la mesure où le succès de la réforme de l’OMC souhaitée par l’UE dépendra largement de la capacité des propositions de convaincre d’autres nations commerciales-clés, il est crucial de préserver le dialogue avec les États-Unis ainsi qu’avec la Chine et de démontrer comment une version révisée de l’OMC pourrait être bénéfique pour toutes les parties. De manière plus générale, un engagement continu avec la Chine est nécessaire. Le pays représente en effet un marché tout bonnement trop vaste pour être ignoré, il est bien ancré dans les chaînes de valeur des multinationales et est appelé à devenir un partenaire incontournable pour relever de nombreux défis mondiaux.

La Chine ne pouvant plus être considérée comme un pays en voie de développement, il est raisonnable pour l’UE et pour d’autres économies avancées d’exiger d’elle une plus grande réciprocité dans ses relations commerciales et d’investissement. Dans le même temps, les politiques de la Chine ne devraient pas être envisagées uniquement sous un jour négatif. Pour autant qu’elle les adapte au système économique et politique européen, l’UE a sans conteste des choses à apprendre des stratégies chinoises, notamment sur les plans de l’élaboration d’une vision claire à long terme ainsi que de l’expansion de son assise industrielle et de sa capacité d’innovation.