Tendance ou cycle ? Le débat sur le PIB potentiel dans la zone euro et les implications pour la politique monétaire

Article publié dans la Revue économique de Septembre 2019

Comment les chocs d’offre et de demande déterminent-ils la production potentielle ? 

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Les organisations internationales telles que le FMI, l’OCDE et la CE estiment que l’économie de la zone euro tourne presque à plein régime. En d’autres termes, le PIB et le chômage sont proches de leur niveau potentiel et l’écart de production négatif qui s’était fait jour après la crise s’est résorbé.

Des voix s’élèvent néanmoins qui suggèrent que l’économie de la zone euro peut encore croître sans montrer de signes de surchauffe. Cela n’a rien d’étonnant: le potentiel d’une économie ne peut être mesuré avec précision et est dès lors entaché d’une grande incertitude. En outre, le bas niveau de l’inflation suggère que la demande totale est inférieure à la production potentielle de l’économie. Il convient également de remarquer que l’écart de production a dans une large mesure été comblé parce que le potentiel de l’économie avait été revu à la baisse.

Dans ce contexte, cet article présente les différentes manières d’estimer le potentiel d’une économie. À cet égard, nous consacrons une attention particulière à l’interaction entre les aspects « offre » et « demande » de l’économie. Les facteurs d’offre, telles l’innovation et la démographie, sont-ils en effet les seuls à être importants pour les possibilités de production d’une économie? Ou des facteurs qui jouent sur la demande, comme les « esprits animaux » des ménages et des entreprises, ainsi que les politiques monétaire et budgétaire ont-ils eux aussi un rôle à jouer?

I. Comment mesurons-nous le PIB potentiel?

Contrairement au PIB réel et au chômage, le niveau potentiel (aussi parfois appelé niveau naturel ou d’équilibre) de ces variables macroéconomiques n’est pas observable. Il doit donc être estimé ou modélisé. Il y a trois possibilités pour ce faire: (1) les approches statistiques, (2) les modèles qui reposent sur des fonctions de production et (3) les modèles d’équilibre général dynamique stochastique (abrégés « modèles DSGE » en anglais).

Il est souvent fait appel aux méthodes statistiques car celles-ci sont relativement simples et demandent peu de structure théorique. Cette simplicité implique malheureusement que ces approches peinent à établir des estimations précises à la fin et au début de la période considérée et que, faute de structure, elles distinguent difficilement les chocs permanents des chocs persistants sur des cycles économiques plus longs. Il en découle un risque de lien trop étroit entre la tendance et le PIB observé; en d’autres termes, le PIB potentiel est procyclique.

En recourant à des fonctions de production macroéconomiques – dans le cadre desquelles le PIB potentiel est fonction du travail, du capital et de la productivité totale des facteurs –, on peut imposer plus de structure et mieux cartographier l’évolution du potentiel. Celles-ci ne sont toutefois pas non plus sans défaut: bien que seul l’aspect « offre » soit modélisé, les estimations du PIB potentiel sont souvent procycliques, par exemple parce que le facteur capital est repris sans filtre dans la fonction de production.

Les modèles DSGE constituent une manière plus récente de modéliser le PIB potentiel. Il s’agit de modèles macroéconomiques reposant sur une assise microéconomique (le point de départ est le comportement décisionnel des agents économiques individuels). Ils présentent l’avantage d’avoir une structure théorique explicite, ce qui leur permet d’être très précis quant aux facteurs qui déterminent le PIB potentiel (ces modèles en proposent dès lors plusieurs définitions). En revanche, les faits que les estimations soient lourdement tributaires des modèles et que des modifications structurelles de l’économie (au niveau de la démographie, par exemple) ne soient pas simples à y intégrer sont autant de défauts notables de cette approche.

Toutes les approches présentent donc des avantages et des inconvénients. En pratique, les institutions politiques ont souvent recours à des méthodes statistiques ou reposant sur les fonctions de production. Celles-ci doivent toutefois être utilisées avec prudence car chaque cycle économique est différent et, dans cette optique, il peut être utile de comparer les résultats à ceux obtenus par des approches plus structurées.

II. Le PIB potentiel évolue souvent en tandem avec le cyle économique

Si l’économie est faible, les estimations de la croissance potentielle sont elles aussi souvent basses. Si l’économie se redresse, le PIB potentiel est alors généralement revu à la hausse. Le graphique 1 illustre cette thèse pour les États-Unis et pour la zone euro. Sur la base de cette observation, Coibion et al. (2018) arguent que les estimations du PIB potentiel que nombre d’organisations internationales publient sont trop sensibles aux chocs de demande (comme des modifications de la politique monétaire ou budgétaire) et pas assez aux chocs d’offre (comme le cours du pétrole ou la productivité totale des facteurs).

 

Graphique 1 - PIB potentiel tel qu’estimé à différents moments (ligne pleine) et PIB observé (ligne en pointillé)  (indice 2004 = 100)
Sources: CBO, CE, FRED

Face à ce constat, il peut être utile de rechercher comment tempérer le caractère procyclique du PIB potentiel. L’article évoque trois possibilités. D’abord, il y a la méthode de Blanchard et Quah (1989), qui distingue la part du PIB qui ne s’explique que par des chocs permanents (ce qui correspond au PIB potentiel). Ensuite, en exploitant des relations économiques – telle la courbe de Philips –, il est possible d’imposer plus de structure dans les méthodes statistiques, ce qui contribue à discipliner les valeurs d’équilibre estimées des variables économiques. Enfin, les cycles des variables financières – comme les octrois de crédits – peuvent livrer des informations utiles pour situer l’économie par rapport à son potentiel.

III. A quel point le lien entre le PIB réel et le PIB potentiel devrait-il être étroit? qu’est-ce que cela implique pour la politique monétaire?

La théorie économique n’est toutefois pas si univoque quant aux chocs qui influent sur le PIB potentiel ou sur l’aspect « offre » de l’économie.

Les chocs d’offre permanents, tels ceux liés à la démographie, sont bien sûr des facteurs déterminants de la capacité productive d’une économie. On peut néanmoins poser la question de savoir si les chocs de demande affectent eux aussi l’offre. Si la demande totale reste longtemps inférieure à l’offre, il se peut que le potentiel de l’économie soit également mis sous pression, par exemple parce que les compétences des chômeurs de longue durée s’érodent ou que les entreprises mettent progressivement un terme aux activités innovantes. Ce phénomène, qualifié d’hystérésis, a des implications pour la politique monétaire.

Un modèle DSGE illustre un mécanisme spécifique par lequel cette dynamique peut opérer. Étant donné que les entreprises investissent moins en cas de choc de demande négatif, le stock de capital, et donc aussi le potentiel productif de l’économie, diminuent. Cela réduit l’ampleur de l’écart de production (négatif). Alternativement, on peut calculer le PIB potentiel en se fondant sur un stock de capital hypothétique, c’est-à-dire en faisant abstraction de l’incidence négative qu’exerce la baisse des investissements sur le stock de capital,  comme si le choc de demande négatif ne s’était pas produit ou avait été entièrement compensé par une politique monétaire accommodante. Un écart de production plus négatif résulte de cette approche. Le graphique 2 illustre ce phénomène pour la zone euro. Vu que les entreprises ont fortement limité leurs investissements au cours de la période qui a suivi la faillite de Lehman Brothers, l’écart de production qui considère le stock de capital comme une donnée – et qui est en ligne avec celui des organisations internationales – est moins négatif que celui qui se fonde sur le stock de capital hypothétique, plus élevé.

 

Graphique 2 - Écart de production dans la zone euro sur la base de différents concepts du stock de capital
Source: BNB

À première vue, ces deux écarts de production suggèrent des orientations différentes pour la politique monétaire, le besoin d’incitants monétaires étant moindre lorsqu’on se fonde sur le stock de capital observé. Il faut ici toutefois tenir compte du fait que l’écart de production plus faible associé au stock de capital observé est la conséquence d’un effritement de la demande qui a également pesé sur le potentiel: en stimulant à nouveau la demande, par exemple grâce à la politique monétaire, le stock de capital se reconstituera lui aussi, de même que le PIB potentiel. La sous-utilisation au sein de l’économie peut donc être plus importante qu’elle n’y paraît, ce qui s’inscrit également dans la ligne de la pression inflationniste intérieure toujours modérée dans la zone euro.

Plus généralement, ces constatations soulèvent quelques interrogations quant à l’hypothèse selon laquelle la politique monétaire est à plus long terme neutre pour les variables réelles, telles la croissance et l’emploi. Selon Blanchard (2018), il est à cet égard essentiel de rassembler un plus grand nombre d’éléments qui illustrent dans quelle mesure – et au travers de quels canaux – la politique monétaire produit des effets persistants sur le potentiel de l’économie.

Enfin, dans ce contexte d’incertitude empirique – mais également théorique – quant au concept de PIB potentiel, il semble indiqué que les responsables de la politique monétaire veillent au suivi de certaines mesures pour évaluer la température de l’économie.