Retour de l’inflation: quelles en sont les causes et va-t-elle persister ?

Article publié dans la Revue économique de 2022

En ce début d’année 2022, l’inflation atteint des niveaux records absolus dans la zone euro et aux États-Unis. Comment expliquer ces énormes hausses de prix ? Dans quelle mesure cette inflation élevée va-t-elle persister? Comment la politique monétaire y a-t-elle réagi jusqu’à présent ? Cet article tente d’apporter une réponse à ces questions. Bien qu’il se concentre sur la situation aux États-Unis et dans la zone euro, l’article traite également de la situation spécifique de la Belgique lorsque des évolutions particulières s’y produisent.

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Digest

L’inflation bat des records

Au début de l’année 2022, l’inflation a atteint des niveaux records absolus dans la zone euro et aux États-Unis. En mars, les prix ont augmenté de 7,4 % par rapport à l’année précédente dans la zone euro, ce qui représente la progression la plus importante depuis la création de l’IPCH (indice des prix à la consommation harmonisé) en 1996. La Belgique a aussi enregistré la plus forte hausse des prix depuis la création de l’IPCH, soit 9,3 % en mars [1]. Aux États-Unis, l’inflation (IPC) totale a affiché 8,5 % ce mois-là, soit son niveau le plus élevé depuis décembre 1981.

L’un des principaux moteurs de cette inflation est la hausse colossale des prix de l’énergie. Dans la zone euro, cette dernière en a été la cause essentielle: l’inflation énergétique a atteint 44,4 % en mars 2022. En Belgique, les prix de l’énergie ont même bondi de 64,8 % par rapport à la période correspondante de 2021. La poussée de l’inflation énergétique et de l’inflation totale dans notre pays s’explique surtout par la plus forte répercussion des prix de gros de l’énergie sur les prix à la consommation. Aux États-Unis, l’inflation énergétique s’est établie à 32 % en mars.

Les prix de l’énergie ne sont pas les seuls à avoir augmenté ; ceux des produits alimentaires et l’inflation sous‑jacente (c’est-à-dire l’inflation totale hors les composantes volatiles qui sont l’énergie et l’alimentation) se sont eux aussi envolés dans les deux régions. Aux États-Unis, l’inflation sous-jacente est le principal facteur à l’origine de l’évolution globale des prix.

 

[1] L'inflation était plus élevée en février, avec un taux de 9,5%, mais le résultat du mois de mars est affecté par la réduction de la TVA sur l'électricité de 21 % à 6 %.

Les causes de l’évolution des prix

Un grand nombre de facteurs, souvent en lien avec la pandémie, ont interagi, provoquant une « tempête parfaite » pour l’inflation à partir de la mi-2021.

Tout d’abord, l’inflation annuelle a été mécaniquement élevée en 2021 parce que les prix se situaient à un niveau plus faible en 2020. L’éclatement de la pandémie (en mars 2020) a par exemple fait dégringoler les cours pétroliers. Au début de 2021, ces cours ont retrouvé leur niveau d’avant la crise, ce qui a automatiquement induit une inflation (énergétique) importante. S’il a certes joué un rôle, ce phénomène, généralement qualifié d’effet de base, n’explique pas à lui seul la montée des taux d’inflation depuis 2021.

Pour commencer, la demande s’est redressée en 2021, sous l’effet, notamment, de la réponse budgétaire à la crise. Ainsi, la consommation privée s’était effondrée début 2020 sous l’effet de la pandémie, contrainte ou non par les confinements et l’indisponibilité de certains services, mais elle est repartie à la hausse au second semestre de 2020. De manière générale, la consommation totale a repris plus rapidement aux États-Unis que dans la zone euro, en partie parce que les mesures sanitaires (comme les confinements) étaient moins strictes aux États-Unis. En outre, depuis le second semestre de 2020, la consommation de biens durables aux États-Unis est largement supérieure au niveau attendu au vu de la tendance observée avant la crise, ce qui s’explique notamment par l’ampleur des mesures de crise adoptées par les autorités américaines. Dans la zone euro, par contre, la consommation est jusqu’à présent (chiffres jusqu’au quatrième trimestre de 2021 inclus) inférieure au niveau que présageait la tendance observée avant la crise, et ce tant pour les services que pour les biens de consommation durables.

L’offre n’a toutefois pas tenu la distance face à ce net renforcement de la demande, si bien que les chaînes de valeur mondiales ont fait l’objet de frictions. Cette situation s’explique avant tout par la lenteur de la production ou par son interruption en raison des mesures de quarantaine et d’isolement (obligation pour le personnel malade de rester en quarantaine, mesures de confinement général – qui n’ont par ailleurs pas été introduites simultanément à l’échelle mondiale). De plus, il y a eu d’énormes retards au niveau du transport – notamment au niveau maritime – non seulement en raison de l’absence du personnel malade et de la répartition inadéquate des conteneurs dans le monde, mais aussi, notamment, en raison de la fermeture obligatoire de plusieurs ports chinois pendant un certain temps suite aux restrictions COVID-19. De surcroît, les producteurs ont décidé de renforcer leurs stocks afin de disposer d’un coussin pendant cette situation d’approvisionnement des plus incertaines, ce qui n’a fait qu’aggraver le problème (induisant un effet coup de fouet ou « bullwhip effect »).

Parallèlement, les prix de l’énergie ont continué de flamber, après avoir renoué au début de 2021 avec leur niveau antérieur à la pandémie. Outre les inadéquations entre l’offre et la demande évoquées plus haut qui ont aussi joué un rôle dans la production énergétique, des facteurs idiosyncratiques supplémentaires sont venus s’y greffer et ont encore plus entraîné les prix à la hausse: la rudesse de l’hiver 2020-2021 aux États-Unis et en Asie du Nord‑Est (qui avait fait grimper la demande et fondre les ressources énergétiques), la faiblesse du vent, qui a grevé la production énergétique des turbines éoliennes du sud de l’Europe, l’ouragan Ida qui a balayé les États‑Unis, etc. Des facteurs géopolitiques se sont par ailleurs aussi mêlés à l’équation dans la zone euro. Ainsi, la Russie s’est montrée réticente à l’idée d’augmenter notablement les livraisons de gaz à l’Europe, dans le but de faire pression afin d’accélérer l’approbation du gazoduc Nord Stream 2. À cela s’ajoute l’augmentation du prix des quotas d’émission au titre du SEQE (Système européen d’échange de quotas d’émission) en Europe, prévu dans le cadre du verdissement de l’économie, ce qui a alourdi le coût de production de l’électricité.

Depuis février 2022, le conflit russo-ukrainien a encore entraîné une nouvelle poussée des prix. Les deux pays sont en effet d’importants fournisseurs d’un certain nombre de matières premières essentiels et spécifiques. Le pétrole et le gaz ont ainsi sensiblement renchéri, tout comme certains métaux, tels que le nickel et l’acier, et plusieurs matières premières alimentaires, notamment les céréales et l’huile de tournesol, ce qui a exercé une pression haussière sur l’inflation de l’énergie, de l’alimentation et des biens industriels non énergétiques. Alors qu’on tablait en janvier 2022 sur un repli de l’inflation au fur et à mesure de l’atténuation des perturbations des chaînes de valeur, la guerre en Ukraine a encore exacerbé la pression inflationniste.

Les États-Unis et la zone euro à la loupe

Dans la zone euro, l'inflation totale est principalement due à la hausse des prix de l'énergie tandis qu’au aux États-Unis, c'est l'inflation sous-jacente qui en est le moteur. Si l’énergie joue un rôle plus important vis‑à‑vis de l’inflation dans la zone euro qu’aux États-Unis, cela s’explique par des composantes différentes du panier de consommation. Par exemple, l'énergie a un poids plus important dans le panier de consommation total dans la zone euro qu'aux États-Unis. Dans la zone euro, les tensions géopolitiques influencent également nettement plus les prix de l’énergie. En 2021, les facteurs idiosyncratiques évoqués ci‑avant avaient déjà suscité une certaine incertitude quant à l’approvisionnement de gaz en Europe, aggravée encore par les discussions relatives au gazoduc Nord Stream 2. En 2022, la situation s’est encore détériorée dans la foulée de l’éclatement de la guerre en Ukraine. Aux États-Unis, l'inflation extrêmement élevée des carburants[2] place l'inflation énergétique totale à un niveau similaire à celui de la zone euro. D'autre part, l'inflation sous-jacente a augmenté plus fortement aux États-Unis que dans la zone euro, et y a également un poids plus important.

L’inflation sous-jacente peut être ventilée en plusieurs catégories : la première rassemble des postes qui sont surtout tributaires des interruptions dans les chaînes de production et comprend principalement des biens, comme des voitures neuves et d’occasion. La deuxième est essentiellement influencée par la réouverture de l’économie et englobe surtout des services, comme les restaurants et les cafés, ainsi que les voyages. Les autres catégories se composent des loyers et d’autres postes encore (ECB, 2022). Tant aux États-Unis que dans la zone euro, les deux premières catégories ont tiré l’inflation sous-jacente vers le haut. Dans la zone euro, l’inflation dite de réouverture a joué un rôle légèrement plus important, probablement parce que des confinements plus stricts y ont été imposés (impliquant la fermeture des services). Néanmoins, l’inflation sous-jacente s’est accélérée beaucoup plus fortement aux États-Unis, principalement en raison des postes affectés par des perturbations des chaînes de valeurs, ce qui s’explique par la nette augmentation de la demande américaine de biens – et en particulier de biens durables. Aux États-Unis, des tensions plus vives sur le marché du travail et des augmentations salariales plus généreuses ont aussi influé sur l’inflation sous-jacente (cf. infra).

 

[2] La baisse des droits d'accise sur les carburants aux États-Unis augmente la répercussion des fluctuations du prix du pétrole brut sur les prix à la consommation.

L’inflation va-t-elle rester élevée ou s’agit-il d’un phénomène de court terme ?

Les mouvements de l’inflation énergétique déterminent généralement aussi ceux de l’inflation totale. Or, les marchés de l’énergie (à terme) donnent à penser que ces hausses de prix extrêmes sont un phénomène temporaire. Les prix vont rester élevés à court terme, mais cette pression haussière devrait progressivement s’atténuer tout au long de l’année 2022.

Il est donc fort probable que cette accélération des prix extrême va s’atténuer. Reste cependant à savoir à combien, et si, à long terme, l’inflation conservera un niveau (légèrement) plus élevé qu’avant la crise du COVID‑19. En d’autres termes, une partie de cette poussée d’inflation extrême deviendra-t-elle plus permanente ? Pour le savoir, il convient d’analyser la formation des salaires et le marché du travail. Premièrement, ce niveau d’inflation élevé se traduira par des exigences accrues en matière de rémunérations lors des négociations salariales. Les travailleurs souhaiteront en effet obtenir une compensation pour la perte de pouvoir d’achat subie en raison des hausses de prix. Si, en Belgique, cette indexation est automatique et quasi immédiate, le relèvement des salaires doit faire l’objet de négociations dans la plupart des autres pays. Deuxièmement, les travailleurs sont dans une position plus favorable pour négocier des salaires plus élevés en période de pénurie sur le marché du travail (c’est-à-dire lorsque des offres d’emploi restent non pourvues). Les employeurs doivent alors proposer des salaires supérieurs pour attirer du personnel ou retenir leurs travailleurs.

Le redressement de l’économie aux États-Unis et dans la zone euro au lendemain de la crise de COVID-19 a conduit à un resserrement des marchés du travail. Le nombre d’offres d’emploi n'a cessé de croître et le taux de chômage s’est replié. Aux États-Unis, ce resserrement a d’ores et déjà induit de fortes hausses des coûts salariaux ; dans la zone euro, ces hausses sont (jusqu’à présent) restées plus modérées.

Tant aux États-Unis que dans la zone euro, de nombreux travailleurs ont décidé de quitter le marché du travail durant la pandémie. Dans la zone euro, ces « déserteurs » sont toutefois plus vite revenus sur le marché du travail qu'aux États-Unis, où le taux de participation est resté jusqu’à aujourd’hui inférieur à celui enregistré avant la crise, ce qui a entraîné des tensions supplémentaires sur le marché du travail, ainsi que des salaires déjà plus élevés. En revanche, dans la zone euro, le retour à l’emploi relativement plus rapide a permis de pourvoir les postes vacants assez vite, limitant ainsi les tensions salariales jusqu'à présent. Entre-temps, le taux de participation dans la zone euro est toutefois plus ou moins revenu au niveau d'avant la crise, avec pour conséquence que la réserve de main-d’œuvre s’épuise peu à peu et que les postes vacants seront probablement bientôt moins faciles à pourvoir. Il n’est donc pas exclu que, en cas de nouvelle remontée de la demande de travail, les coûts salariaux dans la zone euro partent eux aussi prochainement à la hausse, exerçant à leur tour une nouvelle pression haussière sur les prix. En d'autres termes, la formation des salaires pourrait entraîner un « second tour » de hausses des prix.

Si ces effets de « second tour » se traduisent ensuite par une augmentation des anticipations d’inflation, la forte inflation pourrait prendre un caractère plus permanent. Sur la base d’enquêtes et de prévisions des marchés, les anticipations d’inflation à long terme révèlent que l’actuelle poussée d’inflation va bel et bien (très) partiellement se prolonger. Cependant, si, aux États-Unis, cela signifie que l’inflation pourrait camper durablement au-delà de l’objectif des 2 %, dans la zone euro, cela a jusqu’à présent principalement débouché sur la prévision favorable que l’inflation, après avoir été trop basse pendant trop longtemps, reviendra à terme vers l’objectif.

La rapide hausse de l’inflation depuis la mi-2021 a posé un nouveau défi à la Réserve fédérale et à la BCE: même si, dans le passé, elles ont longtemps été confrontées à une inflation trop basse, elles ont aujourd’hui dû intervenir rapidement pour contenir l’inflation sans compromettre la reprise économique. L’inflation plus rapide aux États-Unis et le contexte économique différent ont contraint la Réserve fédérale à intervenir plus vite et plus radicalement que la BCE. En décembre 2021, les deux banques centrales ont décidé de mettre un terme à leur politique accommodante (la BCE l’a fait de manière plus progressive que la Réserve fédérale). En raison de la guerre et de la nouvelle hausse (des anticipations) de l’inflation, les deux banques centrales ont décidé, en mars 2022, d’intensifier encore la normalisation de leur politique monétaire.