Lutter contre le réchauffement climatique en fixant un prix pour le carbone: intuitions, expériences de terrain et éléments pour l’économie belge

Si la croissance économique mondiale continue à se construire sur le recours aux énergies carbonées, les plafonds stipulés dans l’accord de Paris seront atteints dans 15 ans et, à la fin du siècle, la température globale de la surface de la Terre sera de l’ordre de 3 à 4 °C supérieure à ce qu’elle était avant l’ère industrielle, avec des conséquences énormes pour la planète et l’économie. Stabiliser la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre impose d’infléchir les émissions mondiales pour les faire tendre progressivement vers zéro. La fenêtre d’opportunité pour y parvenir est étroite et la transition doit se faire à une cadence extrêmement soutenue. Atteindre la neutralité carbone à la fin du siècle requerrait une baisse annuelle des émissions globales de 5,5 %, alors que ces dernières croissent encore à un rythme de 3 % par an.

L’Union européenne s’est fixé les objectifs ambitieux de réduire ses émissions de 55 % par rapport à 1990, à l’horizon 2030, et vise le zéro carbone en 2050. Le défi est d’ordre technologique et financier. Il doit être accompagné par une politique publique d’aide à la recherche et développement et d’investissement public dans la recherche, les réseaux énergétiques et leurs interconnections. Cela peut aussi passer par des normes d’isolation des bâtiments et d’émissions des véhicules, avec toutes les difficultés de vérification et de contrôle, ainsi que le problème de l’effet rebond. Mais les économistes insistent que l’action publique la plus efficace consiste à fixer un prix par tonne de CO2 émis pour établir les bases d’une concurrence plus équilibrée entre énergies fossiles et non-carbonées. Annoncer clairement que ce prix va croître dans le temps selon un schéma préétabli donne un signal clair aux entreprises et aux consommateurs quant à la nécessité d’adapter leurs choix pour éviter ce coût dans le futur, et leur permet d’élaborer des plans d’investissement à moyen et long termes. Le signal des prix donné sur le marché des énergies va se répercuter sur les profits attendus des entreprises selon le type d’énergie qu’elles produisent et/ou consomment. Il va de la sorte percoler vers les marchés financiers et aider à diriger l’investissement vers les secteurs producteurs et/ou consommateurs d’énergies décarbonées.

Le programme de marché des permis d’émissions de l’Union européenne constitue un exemple de tarification indirecte. Toutefois, il ne couvre que les émissions des grandes entreprises les plus émettrices, et n’implique ni les ménages ni les plus petites entreprises. Le prix du carbone qui résulte de ce type de système s’avère très volatile. Enfin, il reste, pour l’instant, très inférieur aux recommandations du Comité Intergouvernemental pour le Changement Climatique. Pour ces raisons, certains pays ont décidé d’imposer unilatéralement une taxe sur les carburants fossiles. Cet instrument est à la fois simple à administrer, et permet une couverture plus large des émissions. Le montant de la taxe et son évolution sont fixés et ne dépendent pas d’un marché, et il est envisageable de lier cette progression aux objectifs d’émissions à moyen terme, comme le fait la Suisse par exemple. L’incitant coût permet de diminuer efficacement les émissions. Le principe d’une taxe carbone est souvent critiqué, cette dernière étant perçue comme attentatoire au pouvoir d’achat des ménages, surtout les plus démunis, et comme dégradant la compétitivité des secteurs les plus intensifs en énergie et les plus exposés à la concurrence internationale. Pour autant que les revenus générés par la taxe carbone soient redistribués vers les ménages et les secteurs les plus fragilisés, les expériences existantes démontrent que ces critiques ne sont pas fondées.

Les émissions de CO2 en Belgique s’élevaient à 100 millions de tonnes en 2018, soit 25 % de moins qu’en 2000. Ces émissions sont attribuées pour trois quarts aux entreprises et pour un quart aux ménages. Depuis le début du siècle, les entreprises ont réduit leurs émissions de 29 % et les ménages de 11 %. Les baisses les plus marquées sont observées pour les secteurs de l’industrie et des services marchands. Malgré des émissions liées au chauffage des ménages en diminution de 29 % par rapport à 2000, par habitant, ce poste reste supérieur de 57 % à la moyenne de l’Union européenne. Les émissions des ménages liées au transport ont, quant à elles, crû de 31 % sur la même période. Depuis 2014 le processus de baisse des émissions semble être interrompu. Un mécanisme incitatif, orienté notamment vers les ménages, permettrait sans doute d’envisager des objectifs plus ambitieux.

Des exercices de simulations fiscales, réalisées autour de trois axes à l’aide des modèles macroéconomique de la Banque, permettent d’appréhender les canaux par lesquels une telle taxe affecterait l’activité économique à moyen terme. Premièrement, quelle est la différence fondamentale entre lever une taxe carbone sur les émissions des ménages plutôt que sur celles des entreprises. Deuxièmement, quelles sont les conséquences liées à une politique isolée de la Belgique en la matière, par rapport à une politique synchronisée de l‘Union européenne ? Enfin, redistribuer le revenu de la taxe carbone aux ménages et aux entreprises permet-il effectivement d’en atténuer les conséquence négatives ?

En l’absence de redistribution, une taxe carbone est identique à un choc pétrolier, le renchérissement des coûts de l’énergie entraînant une hausse de l’inflation et une perte d’activité réelle. Si ce choc est limité aux ménages, et si, conformément à la logique de l’indice santé, il ne déclenche pas d’indexation automatique des salaires, la compétitivité des entreprises ne sera pas affectée et seule la demande intérieure diminuera du fait de la perte de pouvoir d’achat des ménages. La taxe prélevée sur les entreprises, sans régime d’exception, générerait quant à elle, d’après la répartition des émissions décrite ci-dessus, un revenu trois fois plus important. Les entreprises répercuteraient cette charge sur leurs clients, à savoir les ménages, les autres entreprises et les importateurs étrangers. A choc fiscal identique, cette assiette plus large, ainsi que le mécanisme d’indexation automatique, impliquent un impact nettement moindre sur la consommation privée par rapport à la première simulation. En revanche, les exportations sont maintenant affectées et les investissements des entreprises souffrent davantage. Si la taxe est prélevée au niveau européen plutôt que national, le handicap de compétitivité des entreprises belges vis-à-vis de leurs partenaires européens disparaît, mais la demande de biens belges pâtit cette fois de la perte de pouvoir d’achat des partenaires européens consécutive au renchérissement des prix de l’énergie, ainsi que de la perte de compétitivité des entreprises européennes par rapport au reste du monde. Enfin, si les revenus de la taxe sont intégralement redistribués aux ménages et aux entreprises, les conséquences négatives se trouvent rapidement gommées, même dans le cas d’une taxe non synchronisée au niveau européen. Les simulations effectuées pour la Belgique confirment donc les expériences mentionnées plus haut.