Les conséquences économiques de l’intelligence artificielle : que sait-on ?

Article publié dans la Revue économique de 2023

Si l’intelligence artificielle peut engendrer une vague de croissance soutenue de la productivité, elle n’en modifiera pas moins profondément l’organisation des entreprises, le fonctionnement des marchés et le contenu des activités humaines.

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L'intelligence artificielle (IA) s'est rapidement développée ces dernières années. Elle occupe une place croissante dans notre vie quotidienne et vient à point dans de nombreux domaines. Pensons notamment aux assistants vocaux, à la publicité ciblée en ligne, aux plateformes, aux réseaux sociaux, etc. Mais l’IA est également utilisée, entre autres, dans les soins de santé, la finance, les transports, la manufacture ou encore l’enseignement. L'IA est un vaste concept qui englobe une série de techniques et d'approches visant à créer des machines capables d'effectuer des tâches qui requièrent généralement une intelligence de niveau humain. Ces tâches peuvent inclure la reconnaissance d'images et de paroles, le traitement du langage, la prise de décisions et la résolution de problèmes.

Son usage répandu implique qu’elle fasse partie de ce qu’on appelle les « technologies à usage général » (General Purpose Technology, ou GPT, en anglais), au même titre que la machine à vapeur lors de la première révolution industrielle, l’électrification lors de la seconde révolution industrielle ou, plus récemment, l’internet. Ces technologies se caractérisent par leur utilité dans un large éventail d'industries ainsi que par leur capacité de générer une croissance de la productivité à long terme et des améliorations du niveau de vie.

L’accès du grand public à ChatGPT en novembre 2022 a replacé la question de l'intelligence artificielle au cœur des débats socio-économiques et politiques. Créé par la société californienne OpenAI, ChatGPT permet à ses utilisateurs de saisir une question et de recevoir une réponse unique et détaillée dans un grand nombre de domaines de connaissances. Ce chatbot a déjà démontré son aptitude à réussir des tests de médecine, de droit, de physique, d’économie, etc.

Mais ChatGPT n’est qu’une application parmi d’autres. La majorité des avancées récentes en matière d’IA sont le fruit de l'apprentissage automatique (machine learning). Le développement de l'intelligence artificielle est devenu possible lorsque les chercheurs ont commencé à s'attaquer aux tâches d'intelligence de manière empirique plutôt que procédurale. En d'autres termes, au lieu de définir des règles spécifiques, les concepteurs des programmes laissent les données dicter au programme les règles qui fonctionnent le mieux. Par exemple, un logiciel de reconnaissance faciale ne reconnaît pas un visage comme le fait le cerveau humain mais prédit la présence d’un visage, sur la base d’une banque de données d’images.

L'apprentissage automatique est un outil de prévision puissant, un élément clé du processus de prise de décisions, utile dans de nombreux domaines. Par exemple, sur le marché du travail, il permet de déterminer la durée prévue des périodes de chômage et de donner la priorité au soutien des demandeurs d'emploi ; dans la politique sociale, il aide à cibler les interventions sur les jeunes les plus à risque ; dans l'éducation, il prédit quel enseignant aura la plus grande valeur ajoutée ; dans le secteur financier, il définit la solvabilité potentielle d'un emprunteur. Il est donc susceptible d’entraîner des conséquences importantes dans de multiples secteurs et d’avoir des implications dans l'ensemble de l'économie, pour tous les agents, toutes les activités et toutes les zones géographiques.

Le développement de l’IA en Belgique

La Belgique est depuis quelques années un leader européen en matière d'innovation et de recherche et développement. Même si elle n'est pas le premier pays auquel on pense lorsqu’on parle d'IA, des efforts importants sont consentis pour qu’elle s'impose comme un acteur majeur dans ce domaine. Qu'il s'agisse de centres de recherche, de financement de startups, de programmes éducatifs ou d'événements industriels, la Belgique prend des mesures pour promouvoir la croissance de son industrie de l'IA. Afin de rassembler les différentes initiatives nationales et fédérées, la Belgique a adopté en octobre dernier un « Plan national de convergence pour le développement de l'intelligence artificielle ». Ce plan s’articule en neuf objectifs concrets visant à faire de la Belgique une #SmartAINation. Il s'agit notamment de renforcer la cybersécurité, la compétitivité et l'attractivité du pays ainsi que d'acquérir les compétences nécessaires pour la population.

En ce qui concerne la diffusion de l'IA dans les entreprises des pays de l’UE, la Belgique se classe huitième, avec un peu plus de 10 % des entreprises utilisant au moins une technologie d'IA. Cette proportion est encore loin de celle du pays le plus performant, à savoir le Danemark, qui affiche un taux de 24 %, mais elle reste supérieure à la moyenne européenne, qui est de 8 %.

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Le recours à l'IA par les entreprises varie également en fonction de leur taille. Alors que les grandes entreprises, comptant 250 employés ou plus, ne représentent que 1 % du total des entreprises en Belgique, 41 % d'entre elles utilisent une technologie d'IA. Pour les très petites entreprises, qui comptent de deux à neuf employés, les données d’enquêtes indiquent une proportion d’à peine 4 % d'utilisateurs de l'IA. Les économies d'échelle liées au coût de l'exploitation de l'IA et à la nécessité d'investissements supplémentaires, notamment dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) et dans les compétences, expliquent que l’IA soit plus répandue dans les grandes entreprises. En outre, la littérature démontre l'existence de complémentarités entre la mise en œuvre de l'IA au sein d'une entreprise et son niveau global de numérisation. Une entreprise numérisée sera confrontée à moins d'obstacles lors de l'adoption de l'IA puisqu'elle a déjà développé une série d'actifs complémentaires, tels que ses capacités numériques internes ou l'acquisition de vastes ensembles de données.

Les données disponibles sur l'exploitation de l'IA par les entreprises en Belgique révèlent également des disparités régionales. C'est à Bruxelles que l'on trouve la plus grande proportion d'entreprises recourant à l'IA (15 %). En Flandre, 11 % des entreprises utilisent au moins une technologie considérée comme une IA, tandis qu'en Wallonie, cette part ne dépasse pas 7 %. Plusieurs recherches suggèrent que les plus grands bénéficiaires se trouvent dans les grandes zones urbaines, notamment en raison de l’importance des effets d'agglomération.

L’IA et son impact économique

L'IA a le potentiel de révolutionner diverses industries, de l'industrie manufacturière au secteur des services, et de contribuer à une croissance accrue de la productivité en automatisant des tâches, en analysant des données massives (big data) et en libérant du temps pour les travailleurs, qui pourraient ainsi se consacrer à des tâches plus complexes. Toutefois, la croissance de la productivité dans de nombreux pays développés est restée lente ces dernières années, ce qui soulève la question de savoir si l'IA aura l'effet escompté ou si d'autres facteurs entrent en jeu. Les retards dans la mise en œuvre de l'IA, les erreurs de mesure et le rôle des innovations complémentaires, des politiques macroéconomiques et des contextes sociaux et économiques sont autant de facteurs susceptibles d'influer sur la croissance de la productivité.

Alors que les statistiques au niveau national ne montrent pas de croissance significative de la productivité, la recherche a montré que, à l’échelle des entreprises, il semble exister un lien entre la numérisation au sein d’une firme et la croissance de sa productivité. Il convient toutefois de noter que cette littérature s’est jusqu'à présent concentrée sur les TIC et sur l’automatisation plutôt que sur une analyse spécifique de l'IA. Cela dit, cette littérature confirme le lien entre la numérisation d'une entreprise et la croissance de sa productivité, même si divers facteurs renforcent ou atténuent cette relation, parmi lesquels le changement organisationnel, les compétences de la main-d’œuvre, la taille et l'âge de l'entreprise, la réglementation, les externalités ou le réseau.

L'impact des technologies numériques et de l'automatisation sur le marché du travail et sur l'emploi fait également débat. Alors que d’aucuns pensent que ces technologies peuvent remplacer les capacités humaines et entraîner une diminution du nombre d'emplois, d'autres affirment qu'elles peuvent renforcer les capacités humaines et supprimer les tâches routinières et répétitives.

Là où les technologies passées, telles les technologies de l'information et la robotique, ont principalement repris les tâches routinières et manuelles des emplois peu qualifiés, l'IA pourrait, au contraire, se substituer aux tâches cognitives non routinières des travailleurs hautement qualifiés. À ce jour, les recherches suggèrent que les niveaux d'emploi sont restés stables malgré l'adoption de l'IA. Plutôt que de procéder à des licenciements liés à l'IA, les entreprises ont réaffecté des travailleurs à d'autres tâches ou ont géré les ajustements en ralentissant les embauches et les départs.

L'IA possède des capacités qui lui permettent de surpasser l'homme dans certaines tâches. Elle peut étendre son champ de connaissances et l'améliorer rapidement à partir de grands ensembles de données, alors que les êtres humains ont parfois besoin de beaucoup plus de temps pour développer leurs compétences. En outre, les systèmes de traduction automatique utilisant l'IA peuvent traduire des langues plus rapidement. L'IA peut être très précise dans des tâches spécifiques telles que la reconnaissance d'images, la détection de fraudes et la prédiction de résultats. L'IA peut également prendre des décisions fondées sur des données plus documentées et plus précises que les individus, qui peuvent être influencés par des préjugés et des émotions. Néanmoins, dans certains domaines, les êtres humains gardent un avantage sur l’IA. Par exemple, ils comprennent mieux les émotions, les intentions et les nuances de la communication que l'IA. En outre, si l'IA peut générer des idées et créer, elle ne peut pas reproduire l'originalité et la créativité humaine. Les êtres humains peuvent également comprendre le contexte et l'environnement d'une situation et prendre des décisions en conséquence, alors que l'IA s'appuie sur des données et obéit à des instructions. Les personnes ont également la capacité de résoudre des problèmes complexes en faisant appel à leur intuition et à leur expérience, là où l'IA a besoin d'instructions précises et de données massives pour les résoudre.

Il est important de reconnaître que les êtres humains et l'IA ont des forces et des faiblesses distinctes qui peuvent être combinées pour obtenir des résultats optimaux. Dans des circonstances incertaines et imprévisibles, l’être humain garde un avantage dans la prise de décisions car, contrairement à l’IA, il peut se fier à son intuition et à son expérience.

Quelques implications politiques

Alors que l'IA continue de progresser et de s'imposer dans notre économie et notre société, les décideurs politiques devront réagir pour veiller à maximiser ses avantages tout en minimisant ses risques potentiels et ses impacts négatifs. Les décideurs politiques peuvent élaborer une stratégie globale pour l'IA qui tienne compte des éventuelles répercussions économiques, sociales et éthiques de cette technologie. Cette stratégie peut définir des priorités pour la recherche et le développement en matière d'IA, pour l'investissement dans les infrastructures et les talents ainsi que pour les cadres réglementaires. Le soutien à l'innovation dans le domaine de l'IA peut également constituer une priorité politique en finançant la recherche et le développement, en encourageant la collaboration entre l'industrie et le monde universitaire et en incitant les entreprises à investir dans l'IA. Pour éviter les pénuries de compétences requises, les décideurs politiques peuvent favoriser le développement des talents en matière d'IA en investissant dans des programmes d'éducation et de formation enseignant les compétences nécessaires pour travailler avec l'IA, telles que l'analyse de données, la programmation et l'apprentissage automatique. Les défis éthiques et réglementaires associés à l'IA peuvent également être relevés en élaborant des cadres pour le développement et le déploiement responsables de l'IA, tels que des lignes directrices pour la confidentialité des données, la transparence et la responsabilité. Enfin, les décideurs politiques peuvent faciliter la coopération internationale en matière d'IA en travaillant avec d'autres pays à l'élaboration de normes et de lignes directrices communes pour le développement et le déploiement de l'IA.

L'Union européenne tente actuellement de mettre en place une réglementation importante sur l’IA, qui vise à faire de l'Europe un leader en matière d'innovation tout en garantissant la sécurité et en protégeant les droits des utilisateurs. Toutefois, la complexité et la lenteur de la législation pourraient retarder son adoption jusqu'à l'année prochaine. Le règlement s'appliquera à toute personne fournissant un produit ou un service utilisant l’IA et couvrira un large éventail de systèmes, y compris ceux utilisés par les entreprises, le secteur public et les forces de l'ordre. La législation proposée classera les outils d'IA en fonction du risque perçu, les obligations imposées aux gouvernements et aux entreprises variant en fonction de ce niveau de risque. En outre, les outils d'IA à haut risque seront soumis à des évaluations rigoureuses et des registres détaillés de leurs activités devront être tenus. Ces catégories « à haut risque » incluent des domaines tels que l'application de la loi, les migrations, les infrastructures critiques, l'éducation et la justice. Au niveau le plus élevé, le niveau « inacceptable », les outils seront totalement interdits. La loi sur l'IA proposée fonctionnerait en conjonction avec la législation existante, telle que le règlement général sur la protection des données (RGPD), afin de garantir que l'utilisation de l'IA soit strictement contrôlée et réglementée.

En résumé, le développement de l'intelligence artificielle est assorti d’autant d'avantages que de défis et de risques. L'IA pourrait être la prochaine technologie à usage général qui stimulera la croissance de la productivité dans l'ensemble de l'économie. Son incidence potentielle sur l'économie et sur la main-d'œuvre doit néanmoins être examinée de près, de même que son développement doit être réglementé avec sagesse.