L’économie mondiale à l’ère du COVID-19 : Les économies émergentes peuvent-elles continuer à faire tourner le moteur ?

Article publié dans la Revue économique de Septembre 2020

Les économies de marché émergentes (EME) ne joueront pas le rôle de locomotive de l'économie mondiale tout au long de la crise du COVID-19 comme elles l'ont fait durant la crise financière mondiale. Les EME ont aujourd’hui été plus sévèrement touchées, tant par la pandémie elle-même que par de multiples chocs externes, et la marge de manœuvre politique dont elles disposent pour organiser une reprise rapide est plus réduite.

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Digest

Le COVID-19 a profondément bouleversé et perturbé nos vies et nos économies. Plus encore que la crise financière mondiale (CFM) de 2008-2009 – qui s’est fait ressentir le plus directement aux États‑Unis et en Europe –, la crise actuelle occasionnée par la pandémie touche la quasi-totalité des pays à travers le monde. Le présent article retrace les évolutions économiques observées dans les économies émergentes (EME), en prêtant une attention particulière à celles qui revêtent une importance systémique pour l’économie mondiale et/ou pour celle de la zone euro : la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie et la Turquie. Il y a une décennie de cela, les EME sont parvenues à tempérer la crise et elles ont joué un rôle moteur dans le redressement mondial qui s’est ensuivi. La synthèse proposée par le présent article donne à penser qu’il est peu vraisemblable qu’elles jouent à nouveau ce rôle durant la crise du COVID-19.

L’époque que nous traversons est différente

Le COVID-19 est la première maladie infectieuse mortelle à déclencher une véritable pandémie mondiale, et ce dans un court laps de temps. Le coronavirus à l’origine de la maladie est apparu en Chine et s’est surtout propagé à d’autres pays d’Asie de l’Est en février. Dès le mois de mars, la pandémie avait déjà atteint l’Europe et les États-Unis. De plus, depuis mai, les EME sont devenues le nouvel épicentre de la pandémie. Certaines parties d’Amérique latine (comme le Brésil et le Mexique) et d’Asie (l’Inde, le Pakistan et les Philippines, par exemple) ont été très sévèrement touchées (graphique 1, volet gauche). On s’attend à ce que la crise du COVID‑19 débouche sur une récession mondiale qui soit non seulement la plus profonde depuis la Seconde Guerre mondiale, mais aussi bien plus grave que celle causée par la CFM, et plus synchronisée que jamais, comptabilisant un nombre record de pays en butte à une croissance négative du PIB par habitant en 2020 (graphique 1, volet droit).

Premières observations en provenance de Chine et de Corée du Sud

Les premières infections au nouveau coronavirus ont été détectées dans la ville chinoise de Wuhan à la fin de décembre 2019. Confronté à une hausse exponentielle du nombre d’infections et de décès, le gouvernement chinois a décidé, le 23 janvier, de placer Wuhan ainsi qu’une grande partie de la province du Hubei, où elle se situe, en confinement total. Les autorités chinoises sont parvenues à enrayer rapidement la propagation du virus. À partir de la mi-février, les restrictions en matière de mobilité et d’activité ont été progressivement levées et, au début d’avril, il a été mis un terme au confinement de Wuhan. Puisque la Chine a été le premier pays à avoir été confronté à la situation, la stratégie d’endiguement qu’elle a déployée a servi de modèle à l’échelle mondiale. Forte des enseignements tirés de crises sanitaires passées, la Corée du Sud a adopté une stratégie d’endiguement assez unique en son genre et moins perturbante pour gérer sa propre vague de COVID-19. Elle a combiné un dépistage rapide et étendu, un suivi des contacts ainsi que l’isolement des cas testés positifs, tout en évitant un confinement à grande échelle. Après avoir géré leur première vague, les deux pays ont réagi rapidement contre l’émergence de nouveaux foyers d’infection localisés, qu’ils ont pu à endiguer avec succès.

Étant donné que la Chine et la Corée du Sud ont été les premières à imposer des mesures d’endiguement puis à les assouplir, le reste du monde a suivi de près leur stratégie de confinement, ainsi que les évolutions de leurs économies. Jusqu’à un certain point, les indicateurs mensuels dans la zone euro, tels que la production industrielle, les ventes au détail et les exportations, ont en effet suivi ceux de la Chine et de la Corée du Sud, avec un décalage. Certaines différences notables entre la Chine, d’une part, et la zone euro et la Corée du Sud, d’autre part, sont toutefois épinglées sur le plan du profil du redressement. En Chine, le rebond de la production industrielle qui a fait suite à la levée du confinement a été sensiblement plus rapide que celui des ventes au détail, tandis que dans la zone euro et en Corée du Sud, c’est l’inverse qui s’est produit. Ce constat reflète en partie les différents angles d’approche politiques. La Chine s’est concentrée sur l’offre, ordonnant à un stade précoce la réouverture des usines, soutenant les grands producteurs et stimulant l’investissement public. En revanche, la demande des ménages chinois demeure relativement faible, grevée par la perte massive d’emplois, que le système de sécurité sociale limité du pays n’a permis d’amortir que partiellement, et par l’accroissement de l’épargne de précaution. A contrario, la zone euro et la Corée du Sud se sont focalisées sur la demande, en octroyant aux ménages une aide au revenu généreuse grâce à des dispositifs de rétention de main-d’œuvre financés par l’État (zone euro), ou en autorisant les travailleurs temporaires à bénéficier d’allocations de chômage (Corée du Sud).

Le premier trimestre de 2020 a vu la Chine accuser sa première contraction économique depuis 1978 : son PIB s’est effondré de 6,8 % en base annuelle. Pourtant, le pays est aussi parvenu à amorcer ce qui s’apparente à une reprise en V au deuxième trimestre, l’économie repartant à la hausse pour afficher un taux de croissance de 3,2 %. La hausse des investissements a été le principal moteur de ce redressement, les entreprises publiques en tête de la marche.

Incidences directe et indirecte dans d'autres économies de marché émergentes

Dès avant que le virus n’atteigne leurs frontières, d’autres EME ont déjà ressenti les répercussions des évolutions en Chine et dans les économies avancées. La « troisième vague » de la pandémie (l’Asie de l’Est constituant la première vague et l’Europe ainsi que États-Unis la deuxième) a porté un coup sévère à leurs économies déjà en difficulté. Les EME ont été frappées par des chocs extérieurs multiples, souvent de nature similaire à ceux observés durant la crise financière mondiale, mais généralement plus prononcés.

Le commerce mondial s’est rapidement contracté, en raison à la fois de perturbations de la chaîne d’approvisionnement, du tassement de la demande et de nouvelles restrictions en matière d’exportations. Le repli de 12 % des échanges internationaux de marchandises entre mars et avril 2020 a constitué le recul d’un mois à l’autre le plus significatif jamais enregistré. Les exportations des principales EME n’ont pas été épargnées (graphique 2, volet supérieur de gauche). Les prix des matières premières se sont effondrés et, en particulier, les cours du pétrole. Au sein des échanges de services, le tourisme en particulier a été sérieusement restreint en raison de la crise du COVID-19, puisqu’à la fin du mois d’avril, on n’a enregistré qu’un quart des vols commerciaux par rapport au début de janvier. Plus tard dans l’année, le commerce international a récupéré une partie des pertes enregistrées.

Dans un contexte d’accentuation des préoccupations relatives aux répercussions du COVID-19 et des menaces pesant sur les modèles de croissance des EME (souvent dépendantes du commerce, des exportations de matières premières et/ou des chaînes de valeur mondiales), les investisseurs internationaux se sont retirés. Durant le seul mois de mars, plus de 80 milliards de dollars en fonds propres de portefeuille ont été retirés des EME, soit un mouvement bien plus marqué que durant la CFM, le taper tantrum de 2013, ou la dévaluation chinoise inattendue de 2015 (graphique 2, volet supérieur de droite). En juin, les sorties globales des investisseurs institutionnels et des petits investisseurs s’étaient stabilisées, mais la reprise est demeurée timide et inégale. Les sorties de capitaux initialement significatives sont allées de pair avec une nette dépréciation des devises des EME. Par exemple, pour le premier trimestre de 2020 uniquement, le real brésilien et le rouble russe ont tous les deux perdu jusqu’à 30 % de leur valeur par rapport au dollar américain (graphique 2, volet inférieur).

Les actifs des EME ne sont pas les seuls à avoir été affectés. Alors que le confinement précoce en Chine a semblé n’avoir que peu d’effet sur les marchés financiers mondiaux, le cluster d’infections au nouveau coronavirus en Italie à partir de la fin de février a entraîné une nette correction internationale dans les catégories d’actifs à risque. Les cours des actions ont subi certaines des baisses les plus rapides jamais observées, même si, en termes de pourcentage, la chute du sommet au point le plus bas atteint à cause des cessions directes est resté beaucoup plus limité que durant la CFM. Comparativement, les marchés d’actions en Chine ont relativement bien résisté durant l’ensemble de ces fluctuations, probablement grâce à la capacité relative du pays à contenir les poussées locales du virus et à son rebond économique vigoureux. La situation sur les marchés internationaux s’est largement stabilisée à partir de la fin du mois de mars, à la suite de l’annonce d’un éventail de nouvelles mesures par la Réserve fédérale, la BCE et d’autres banques centrales dans des économies avancées et dans des EME, ainsi que de mesures de relance budgétaire importantes.

Vulnérabilités préexistantes

L’incidence sanitaire, ainsi que l’impact économique direct et indirect de la crise du COVID-19 sur les EME dépendent en partie de caractéristiques préexistantes du pays, qui peuvent rendre des pays vulnérables en raison de l’exposition à des chocs particuliers que ces caractéristiques impliquent et/ou de leurs effets sur la résilience des pays, c’est-à-dire sur leur capacité de rebondir après des chocs.

La plus grande importance du secteur informel dans les EME (graphique 3, volet gauche) accentue les effets du COVID-19 à travers différents canaux. Les travailleurs informels vivent et travaillent souvent dans des endroits bondés, permettant la propagation du coronavirus. Les entreprises informelles opèrent aussi généralement dans le secteur des services, lequel a été plus durement touché par des confinements et d’autres mesures d’endiguement. L’impossibilité de travailler à domicile est particulièrement prononcée pour les travailleurs (informellement) indépendants, qui supportent dès lors plus durement les coûts des politiques de distanciation sociale. De plus, les travailleurs informels sont généralement exclus des prestations publiques et disposent de peu d’épargne propre pour amortir les pertes de revenu temporaires durant le confinement.

Une autre source de vulnérabilité réside dans les positions budgétaire et extérieure des EME, qui ont souvent été plus faibles en 2019 qu’avant la CFM. La marge de manœuvre politique dont elles disposent a donc été plus réduite qu’en 2008-2009. Ces dernières années, les niveaux d’endettement global avaient augmenté dans la plupart des EME. Les dettes des administrations publiques, des entreprises et des ménages se sont toutes accrues proportionnellement au PIB, fût-ce à des rythmes et au départ de niveaux différents selon les pays (cf. graphique 3, volet droit). La crise du COVID-19 elle-même devrait alourdir substantiellement le fardeau de la dette publique, en raison d’une croissance économique nettement plus faible, d’une nouvelle et grave détérioration des soldes de financement (sous l’effet des programmes d’aide, d’autres dépenses supplémentaires et d’une baisse des recettes) et, peut-être, de la réalisation de passifs éventuels. Pour certains pays, en particulier ceux qui présentent d’autres vulnérabilités (telles que des parts élevées de dette en devises ou de dette détenue par des investisseurs non résidents), le gonflement de la dette pourrait susciter des inquiétudes quant à la soutenabilité future.

Réactions des politiques monétaires et budgétaires

Durant les premiers mois qui ont suivi l’éclatement de la pandémie, la Banque populaire de Chine a poursuivi son cycle d’assouplissement, qu’elle avait entamé dès 2018. Même si une comparaison entre les réactions de la politique monétaire chinoise face à la crise actuelle et face à la CFM n’est pas évidente, en raison des adaptations permanentes du cadre de politique monétaire, une différence frappante réside dans l’évolution de la croissance du crédit, qui ne montre actuellement que de timides signes d’accélération (cf. graphique 4, volet gauche). Il semble toutefois y avoir une reprise du financement parallèle et de l’émission d’obligations d’entreprise en Chine.

Grâce à la flexibilité accrue de leurs cadres de politique monétaire, les banques centrales d’autres EME ont pu abaisser plus facilement les taux d’intérêt (cf. graphique 4, volet central) que pendant la CFM, malgré les pressions sur les taux de change et les sorties de capitaux. Elles ont également introduit une myriade de mesures supplémentaires et non conventionnelles pour stabiliser les marchés financiers et rétablir la confiance, notamment de nouveaux programmes d’achats d’actifs à long terme (souvent initiés pour la première fois).

Selon les estimations de juin du FMI, l’impulsion budgétaire discrétionnaire moyenne pour les EMED (c.‑à‑d. les EME plus d’autres pays en développement à bas revenus) s’élève à 3,1 % du PIB, soit un niveau considérable qui représente déjà plus que leur impulsion budgétaire durant la CFM. Il s’agit également d’une sous-estimation, puisque de grandes EME telles que l’Inde, le Brésil et la Turquie ont annoncé des mesures supplémentaires depuis que ces estimations ont été réalisées. L’impulsion dans les EME est toutefois toujours largement inférieure aux aides budgétaires, estimées à 8,9 % du PIB, que les économies avancées ont mobilisées (cf. graphique 4, volet droit). On suppose que le rétrécissement de la marge de manœuvre budgétaire dont disposent les EMED a limité leur réaction budgétaire. Dans les EMED, environ 60 % de la valeur totale des mesures budgétaires consistent en des dépenses supplémentaires et des retards ou des pertes de recettes dus à des décisions discrétionnaires, et ils ont une incidence directe sur les budgets des administrations publiques. Les 40 % restants concernent des instruments tels que des prêts, des injections de capitaux et des garanties, y compris par des banques et des entreprises publiques. Si elles contribuent à maintenir la solvabilité et à limiter les faillites, ce dernier type d’aides pourraient aussi à terme aggraver encore la situation des finances publiques.

Conclusions

Selon toute vraisemblance, les EME ne soutiendront pas autant l’économie mondiale pendant la crise du COVID‑19 que pendant la CFM, et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement, la crise du COVID-19 est très différente non seulement de la CFM mais aussi des autres crises majeures. À l’exception notable de la Chine, presque toutes les grandes EME devraient enregistrer une croissance largement négative en 2020, ce qui n’a pas été le cas en 2009. Au deuxième trimestre de 2020, le PIB de l’Inde a plongé de près de 24 % par rapport à la période correspondante de 2019, tandis que ceux du Brésil, de la Russie et de la Turquie ont perdu entre 8,5 et 11 % en glissement annuel. Cela s’explique par les lourdes conséquences directes que la propagation du coronavirus et les mesures de confinement décrétées pour y faire face ont eues sur l’activité économique des EME, ainsi que par les multiples chocs externes qui les ont frappées de façon plus indirecte, en raison des retombées de l’épidémie sur le commerce mondial et sur les marchés financiers internationaux.

Deuxièmement, il est plus difficile pour les EME de maîtriser la pandémie en raison de certaines caractéristiques structurelles, parmi lesquelles des systèmes de santé plus fragiles et des secteurs informels relativement importants. Ces spécificités contribuent en outre aux préjudices économiques engendrés par la crise sanitaire dans des pays comme le Brésil et l’Inde, où le virus continue de se répandre. Certains pays pourraient aussi éprouver des difficultés pour accéder aux vaccins contre le COVID-19 lorsqu’ils seront mis sur le marché et/ou pour les distribuer rapidement.

Troisièmement, les grandes EME étaient déjà confrontées à des facteurs de tension idiosyncratiques, à des vulnérabilités macroéconomiques et à un ralentissement de leur croissance économique avant la pandémie. En réalité, si on fait abstraction de la Chine et de l’Inde, la contribution des EME à la croissance économique mondiale en points de pourcentage s’était sensiblement contractée ces dernières années par rapport aux sommets observés après la CFM.

Quatrièmement, si les EME ont déployé des mesures de relance monétaires et budgétaires contracycliques allant souvent au-delà de leurs réactions politiques durant la CFM, celles-ci restent globalement plusieurs fois inférieures aux plans de sauvetage mis en place par les économies avancées. En outre, la marge de manœuvre politique, déjà modeste, dont disposent les EME a diminué encore. Par conséquent, leur redressement dépendra fortement des mesures politiques adoptées par les économies avancées, qui viendront s’ajouter à un soutien multilatéral. Même la Chine, qui semble pour l’instant se relever en grande partie seule de la crise, a encore besoin de la demande extérieure pour donner une impulsion supplémentaire à sa croissance et fournir un point d’ancrage solide à sa reprise.

Enfin, cinquièmement, même si les projections d’été tablent toujours sur un raffermissement relativement rapide et sur une contribution positive des EME à la croissance mondiale en 2021, il est impératif que le virus soit sous contrôle et le demeure. En outre, les dettes souveraines et des entreprises, dont le niveau est élevé et s’accroît rapidement, devront être réduites à un moment donné, ce qui pénalisera la croissance à moyen terme.