La machine à convergence de l’UE fonctionne-t-elle encore ?

Article publié dans la Revue économique de Juin 2020

La perspective d’un niveau de vie supérieur a toujours représenté l’un des attraits majeurs de l’adhésion à l’UE et constitue sans doute un antidote contre la montée du scepticisme à l’égard des institutions européennes. Mais la « machine à convergence » fonctionne-t-elle encore ? Les pays et les régions d’Europe qui étaient à l’origine plus pauvres sont-ils parvenus à combler en partie l’écart de revenus par rapport à leurs pairs mieux nantis ? Quels ont été les résultats relatifs des pays et des régions d’Europe occidentale, notamment la Belgique ?

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Digest

Ancrée dans le traité de Rome, la convergence économique a constitué l’un des objectifs principaux de l’UE dès sa création. La perspective de rattraper le niveau de vie de l’UE a indéniablement constitué l’un des attraits majeurs de l’adhésion à l’UE aux yeux de potentiels pays candidats. Inversement, des résultats socio-économiques décevants dans certains pays ou régions pourraient saper le soutien apporté au projet européen auprès des États qui en sont déjà membres. Le présent article évalue les accomplissements de l’UE en matière de convergence réelle, exprimés en termes de PIB par habitant (en parités de pouvoir d’achat ou PPA), aux niveaux tant national que régional. La théorie néoclassique standard de la croissance postule que l’intégration économique entre pays entraîne une convergence des revenus en ce qu’elle lève les obstacles à la circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs. Toutefois, en particulier aux niveaux infranationaux, des forces opposées peuvent agir, comme les effets d’agglomération, occasionnant une concentration de l’activité économique dans des régions métropolitaines aux dépens d’autres régions et causant de ce fait une divergence.

L’analyse présentée dans cet article se distingue d’autres études dans ce domaine par sa portée. Premièrement, elle couvre l’ensemble des 28 États membres de l’UE, à l’exception du Luxembourg, de l’Irlande, de Malte et de Chypre (où les statistiques du PIB sont biaisées par l’ampleur des secteurs financiers et/ou des activités des multinationales) mais y compris toujours le Royaume-Uni. Deuxièmement, elle adopte une perspective à long terme, pour autant que la disponibilité des données le permette. L’analyse au niveau national remonte à 1960 pour les « anciens » États membres de l’UE15 (adhésion antérieure à 2004) et à 1995 pour les « nouveaux » membres. Au niveau régional, des données portant sur quelque 200 régions de l’UE sont utilisées à compter de 1996. 

LA CONVERGENCE AU NIVEAU NATIONAL

Un rapide coup d’œil aux chiffres de PIB par habitant montre qu’en 2018, il subsistait encore des différences marquées sur le plan des revenus entre les États membres de l’UE (graphique 1). Dans les pays du nord-ouest de l’Europe, les revenus dépassent tous la moyenne de l’UE, tandis que dans les pays du sud de l’Europe ainsi que dans ceux d’Europe centrale et orientale, ils y sont inférieurs. Toutefois, depuis 1995, les revenus dans les pays d’Europe centrale et orientale, qui constituaient à l’origine le groupe le plus pauvre, se sont considérablement accrus par rapport à la moyenne de l’UE. Dans le même temps, la plupart des pays qui figuraient (initialement) au nombre des pays plus riches du nord-ouest et du sud de l’Europe ont au mieux à peine maintenu leur niveau de revenus, quand ils n’ont pas vu reculer leurs positions relatives sur ce plan. Il s’agit d’une première indication de la convergence au sein de l’UE28.

 

Graphique 1 –   Il subsiste des différences notables quant aux revenus par habitant d’un pays membre de l’UE à l’autre
(PIB par habitant en PPA, moyenne de l’UE15 = 100 pour 1960 et moyenne de l’UE28 = 100 pour 1995 et 2018)

 

Source : CE (Ameco). 

Note : Les (variations des) chiffres du PIB par habitant pour le Luxembourg, l’Irlande, Malte et Chypre sont à considérer avec prudence en raison de distorsions causées par l’ampleur des secteurs financiers et/ou des activités des multinationales. 

 

Ce canevas de base est confirmé par le tracé de l’évolution dans le temps du coefficient de variation (écart-type divisé par la moyenne) des revenus par habitant des États membres de l’UE (graphique 2). Les pays membres de l’UE28 présentent clairement une « convergence sigma », autrement dit un recul de la dispersion générale de leurs revenus par habitant. De 1960 à la veille de la crise financière mondiale, la convergence sigma peut également s’observer dans les États membres de l’UE15, même si des périodes de convergence accélérée ont alterné avec des périodes de pause, voire de divergence. Au lendemain de la crise, les revenus par habitant dans les pays du sud de l’Europe fortement touchés se sont écartés de ceux du nord-ouest de l’Europe. Après 2014, lorsque la crise de la dette souveraine en Europe était largement désamorcée, la convergence sigma semble avoir repris quelque peu.

 

Graphique 2 -        … mais la dispersion des revenus par habitant a globalement diminué au fil du temps
(coefficient de variation du PIB par habitant des pays de l’UE en PPA, pondéré en fonction de la population)

Source: CE (Ameco).

 

Une analyse plus approfondie de la convergence au niveau national confirme l’existence d’une « convergence bêta » (inconditionnelle), c’est-à-dire que les pays au départ plus pauvres ont tendance à croître plus rapidement que les pays plus riches, dans l’ensemble de l’UE28 et, la plupart du temps, de l’UE15. Mais, là encore, le processus de convergence ne s’est pas toujours déroulé sans heurt. Après une période de forte intégration au cours des premières décennies d’existence de l’UE, les rouages de la « machine à convergence » se sont grippés au moment de la crise pétrolière et de l’effondrement du système de Bretton Woods au début des années 1970. La convergence a repris à partir du milieu des années 1980, avant d’être accélérée par l’élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale, où la transition d’économies planifiées à des économies de marché a stimulé le processus de rattrapage. La crise financière mondiale et la crise de la dette souveraine européenne ont toutefois marqué une période de divergence, mettant en question la soutenabilité de la rapide croissance observée avant la crise dans certains États membres de l’UE, en particulier en Europe méridionale.

Enfin, en combinant données chronologiques et nationales, on observe, outre les revenus initiaux, d’autres moteurs de la croissance économique des pays de l’UE. En ligne avec la théorie économique, il appert que les investissements, le capital humain et l’ouverture au commerce présentent des corrélations positives avec la croissance du PIB par habitant, tandis que la croissance démographique, la consommation publique et l’inflation sont négativement associées à la croissance.

LA CONVERGENCE AU NIVEAU RÉGIONAL

Pour l’analyse au niveau régional, l’article se fonde sur une nouvelle base de données élaborée par la Commission européenne et se concentre sur des régions relativement vastes (Territorial Level 2, TL2) qui correspondent au premier niveau de gouvernement infranational des pays : les régions en Belgique, les provinces aux Pays-Bas, les (anciennes) régions en France, les Länder en Allemagne, les régions au Royaume-Uni, etc. Certaines régions métropolitaines sont affectées par un « biais lié aux navettes », étant donné que les navetteurs contribuent au PIB de ces régions mais ne font pas partie des habitants de celles-ci. Aux fins de l’analyse, nous avons donc élargi 12 régions métropolitaines pour y inclure leurs principales zones de navettes. Ces régions sont, pour la plupart, des capitales, parmi lesquelles Londres, Berlin, Amsterdam, Vienne, Prague et Bruxelles (dont la zone de navette officielle définie par Eurostat inclut Alost, Hal-Vilvorde et le Brabant wallon).

On constate que la dispersion du PIB par habitant des 201 régions considérées a diminué entre 1996 et 2018 (de nouveau plus lentement depuis la crise), mais uniquement en raison de la moindre dispersion des revenus entre les pays (cf. graphique 2). En effet, les disparités de revenus au sein des pays se sont légèrement accrues durant cette période. En 2018, après ajustement du biais de navette, les différences de revenus entre les régions respectivement la plus riche et la plus pauvre de Belgique (à savoir respectivement la région de Bruxelles et la Wallonie) étaient substantielles mais, lorsqu’elles sont rapportées à la moyenne nationale, elles ne se révèlent pas exceptionnelles comparativement aux autres pays de l’UE (cf. graphique 3). Les régions incluant la capitale du pays tendent à être sensiblement plus riches que la moyenne nationale.

 

 

Graphique 3 –          Les écarts de revenus entre des régions d’un même pays de l’UE demeurent considérables
(PIB par tête en PPA, 2018e, moyenne nationale = 100, régions TL2 corrigées)

Source: CE (Ardeco).

Note: La bande bleue indique la fourchette des revenus entre la région la plus riche et la région la plus pauvre de Belgique.

 

Grâce au processus de convergence des revenus entre les pays de l’UE28, les revenus régionaux présentent, eux aussi, une convergence bêta (inconditionnelle) durant les années comprises entre 1996 et 2018 (et pendant la plupart des sous-périodes). Cela ressort de la relation globalement négative entre le niveau initial du PIB par tête des régions et la croissance de leur PIB par tête durant cette période. Sur la base de leurs résultats économiques, les régions peuvent être divisées en quatre groupes (correspondant aux quatre quadrants du graphique 4) : celles qui « sont dans une phase de rattrapage » (initialement plus pauvres que la moyenne de l’UE, mais avec une croissance supérieure à la moyenne) ; celles qui « accentuent leur avance » (initialement plus riches et avec une croissance plus rapide que la moyenne) ; celles qui « ralentissent » (initialement plus riches mais avec une croissance plus lente que la moyenne) ; et celles qui « décrochent » (initialement plus pauvres et avec une croissance plus lente que la moyenne). Les résultats des régions d’Europe centrale et orientale, qui sont, pour la plupart, dans un processus de rattrapage, constituent un moteur important de la convergence globale. Les régions capitales d’Europe centrale et orientale ont affiché des performances exceptionnellement bonnes au sens où elles ont crû souvent plus rapidement que ce qu’on aurait pu attendre sur la base de leur revenu initial (on les retrouve au-dessus de la ligne de régression au graphique 4). En revanche, la plupart des régions du sud de l’Europe ne sont pas parvenues à suivre le rythme de progression de l’UE et ont soit décroché soit ralenti davantage que prévu, se trouvant dans les deux cas sous la ligne de régression. Les régions du nord et de l’ouest de l’Europe tendaient à se trouver au-dessus ou proches des revenus moyens en 1996. Elles se situent dans les quatre catégories de résultats.

 

Graphique 4 –       À long terme, les revenus au niveau régional affichent une convergence bêta inconditionnelle
(PIB par tête en PPA, par rapport à la moyenne de l’UE 28, régions TL2 corrigées)

Source: CE (Ardeco).

 

Lorsqu’on considère les trois régions de la Belgique, après neutralisation du biais de navette, la Flandre a accentué son avance, sa croissance dépassant même un peu celle de la moyenne de l’UE au cours de la période 1996-2018, tandis que la Région de Bruxelles, beaucoup plus riche, a enregistré un ralentissement, tout en progressant plus rapidement qu’attendu sur la base de son revenu initial, et que la Wallonie a décroché quelque peu : partant d’un revenu moyen inférieur à la moyenne de l’UE, le PIB par tête y a affiché une croissance un peu plus faible que la moyenne de l’UE, en particulier avant 2008. Si l’on prend les données du PIB régional par tête sans ajustement pour tenir compte du biais lié aux navettes, le classement des régions belges (dans les quadrants du graphique 4) reste le même. Toutefois, Bruxelles enregistre un ralentissement nettement plus marqué, alors que la sous-performance relative de la Wallonie est plus limitée lorsque le (relativement riche et dynamique) Brabant wallon n’est pas exclu pour tenir compte du biais des navettes.

Le cas de la Belgique ne se distingue pas particulièrement du reste de l’UE. En fait, dans la plupart des pays de l’UE, les régions affichent des profils de développement hétérogènes (graphique 5). Des exemples bien connus comprennent les Länder orientaux par rapport aux Länder occidentaux en Allemagne, le nord de l’Angleterre par rapport au sud et le sud de l’Italie vis-à-vis du nord. Comme mentionné précédemment, les régions incluant la capitale nationale tendent à se démarquer, comme cela apparaît clairement en France et en Espagne par exemple.

 

Graphique 5 –       Dans la plupart des pays de l’UE, les régions affichent des profils de développement économique hétérogènes
(classification sur la base du niveau initial et de la croissance du PIB par habitant en PPA, par rapport à la moyenne de l’UE28, régions TL2 corrigées) 

 

Des analyses de régression confirment que les investissements et le capital humain sont aussi positivement associés à la croissance des revenus régionaux. Toutes autres choses étant égales par ailleurs, les régions métropolitaines et, plus encore, celles incluant la capitale du pays ont crû plus rapidement que les régions non métropolitaines. Cela pourrait s’expliquer par des effets d’agglomération, tels qu’une concentration d’activités plus productives et de l’innovation dans ces régions.

Appliqué à la Belgique, si l’exercice de régression ne fournit pas d’explication satisfaisante de la surperformance relative de la Flandre, il suggère que les résultats supérieurs aux attentes de la région de Bruxelles proviennent essentiellement de son statut de capitale (en d’autres termes, lorsqu’on contrôle pour ce statut, Bruxelles affiche des performances conformes aux attentes) et, dans une moindre mesure, du pourcentage relativement élevé de personnes ayant au moins décroché un diplôme de l’enseignement secondaire supérieur dans sa population en âge de travailler. À l’inverse, le retard de la Wallonie peut s’expliquer en partie par une proportion plus faible de personnes diplômées en âge de travailler et par l’absence de métropole de plus de 500 000 habitants en son sein. L’effet de la présence de zones métropolitaines proches à l’extérieur des régions (par exemple Bruxelles pour la Wallonie et la Flandre) n’a pas été analysé.

CONCLUSIONS 

Cet article démontre l’existence d’une convergence relativement forte des revenus à long terme à travers l’ensemble de l’UE, tant au niveau national qu’au niveau régional grâce, surtout, au processus de rattrapage des pays d’Europe centrale et orientale.

Cependant, le processus de convergence ne s’est pas toujours déroulé sans heurt. Si la « machine à convergence » de l’UE a fonctionné la plupart du temps et pour la plupart des régions, elle a eu des ratés à certains moments et à certains endroits. C’est pendant les périodes calmes, marquées par une forte croissance, que la convergence s’est révélée la plus forte, en particulier parmi les « anciens » États membres durant les premières phases de l’intégration européenne, de même que juste avant et après l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale. Les périodes de crise se sont caractérisées par un ralentissement de la convergence, voire par un épisode de divergence. La crise financière mondiale et la crise de la dette souveraine en Europe ont ouvert une période de sous-performance économique sévère dans une grande partie de l’Europe du Sud, grevant la convergence globale et remettant en question la soutenabilité des niveaux de croissance antérieurs à la crise. Quelques signes timides d’une reprise de la convergence des revenus postérieure à la crise se font jour, mais il est encore trop tôt pour dire si – et quand – la machine à convergence reprendra de la vitesse, et ce d’autant plus que l’actuelle crise provoquée par le Covid-19 pourrait remettre ceci en question. Afin de favoriser une croissance durable à l’avenir, il conviendrait que les pays évitent d’accumuler des déséquilibres macroéconomiques, qu’ils investissent dans le capital physique et humain, et que le processus d’intégration européenne soit achevé.

La convergence des revenus régionaux à l’échelle de l’UE depuis 1996 a bénéficié de celle des revenus entre les pays, même si les disparités de revenus en leur sein demeurent substantielles et ont même légèrement augmenté au fil du temps. Les régions métropolitaines, et plus encore les régions capitales, ont crû davantage que les régions non métropolitaines, contribuant, dans le même mouvement, à la convergence régionale à travers l’UE mais aussi aux disparités régionales à l’intérieur des pays. Les effets d’agglomération, tels qu’une concentration d’activités plus productives et de l’innovation à certains endroits, ont probablement joué un rôle à cet égard.

Le constat que, dans la plupart des pays de l’UE, les régions affichent des profils de développement hétérogènes donne à penser que des politiques ancrées localement et adaptées à la structure et à la dynamique économiques particulières des régions s’imposent. En effet, les politiques optimales sont vraisemblablement différentes pour les régions qui confortent leur avance et pour celles qui sont en décrochage. Outre les autorités nationales et régionales, l’UE peut également jouer un rôle pour encourager la convergence régionale, notamment en améliorant l’efficience de sa politique de cohésion.