La capacité d’innovation de la Belgique à la lumière des données de brevets

Article publié dans la Revue économique de Décembre 2020

La faiblesse de la croissance de la productivité belge appelle à mener une réflexion sur une redynamisation de ses diverses sources. Parmi celles-ci, la capacité innovante d’un pays constitue un appui primordial pour la croissance future. À la lumière des données relatives aux brevets, la Belgique peut se targuer de disposer de nombreux avantages, mais sa performance est entravée par certaines faiblesses, tandis que de nouveaux défis technologiques se font jour.

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Digest

Introduction

La Belgique affiche l'un des niveaux de productivité les plus élevés de l'OCDE. Toutefois, la croissance de sa productivité a diminué au cours des dernières décennies, de manière plus prononcée qu’ailleurs. Ce ralentissement a suscité beaucoup d'attention et de débats ces dernières années.

L’innovation étant un levier fondamental de la croissance économique future, l’évaluation de la capacité d’innovation d’une économie est un élément important du diagnostic de compétitivité d’une économie.

Les travaux empiriques sur les performances en innovation s'appuient souvent sur les données des brevets. Ces derniers jouent essentiellement un double rôle : ils incitent à innover grâce à la protection qu'ils confèrent aux inventions - qu'il s'agisse de nouveaux produits ou de procédés - et, en tant que titres juridiques échangeables, ils facilitent la diffusion de la technologie améliorant l’efficience technologique globale.

L’article cherche à comprendre comment le tissu innovant de la Belgique s'est développé et spécialisé au cours des dernières décennies, à la lumière des riches données sur les brevets. Les nouvelles technologies émergentes – la technologie verte, l’intelligence artificielle (IA), la numérisation - représentent des opportunités considérables. Évaluer si la Belgique est bien positionnée dans ces domaines est essentiel vu leur implication pour la croissance potentielle future.

PANORAMA DES DÉPÔTS DE BREVETS SUR LE MARCHÉ EUROPÉEN

En considérant les demandes de brevet déposées auprès de l'Office européen des brevets (OEB) comme indicateur de l'intérêt des entités dans le monde à protéger leurs innovations sur le marché européen, il appert que leur nombre a augmenté régulièrement au cours des dernières années. Depuis la crise de la dette souveraine, l'Europe s’est réaffirmée comme une place attractive pour l'innovation.

Près de la moitié des demandeurs de brevets proviennent des pays européens eux-mêmes. Naturellement, les Etats-Unis (25 % des demandes de brevets à l’OEB) et, dans une moindre mesure, le Japon (14 %) sont également des moteurs importants d’innovation technologique en Europe. Cela dit, certains des principaux acteurs ont progressivement perdu des parts de marché au profit d'autres pays au niveau international, notamment des pays asiatiques. Ces derniers ont pénétré le marché européen pour y protéger stratégiquement leurs innovations. La Corée du Sud, et surtout la Chine, y ont enregistré une croissance particulièrement vigoureuse. En conséquence, alors que la Chine n'occupait que la 22e place du classement par pays en 2000, elle est passée à la 5e place en 2019, témoignant aussi de son rattrapage technologique considérable.

Du côté des déposants européens, l'Allemagne est le véritable moteur de l'innovation, représentant en moyenne près de 40 % de l'ensemble des déposants de l'UE28, largement devant la France, elle-même suivie du Royaume-Uni, des Pays-Bas et de l'Italie. La Suisse occupe également une position forte en matière de brevets. En 2019, près des deux tiers des demandes émanaient de grandes entreprises (72 %), tandis que 18 % seulement ont été déposées par des PME et des inventeurs individuels, et le solde de 10 % par des universités et organismes de recherche publics.

La Belgique, quant à elle, se classe parmi les 15 premiers pays de la planète présents sur le marché européen. Grâce à un rythme de croissance soutenu, elle a conservé sa solide position pendant près de deux décennies (2000-2019). Ceci contraste avec certaines des principales économies qui, certes, sont restées prédominantes, mais ont perdu du terrain au fil du temps. En normalisant le nombre de demandes de brevets par la taille du pays (par exemple sa population), la position de la Belgique s'améliore légèrement dans le classement général. Mais malgré cela, certains de nos voisins (Allemagne, Pays-Bas) ainsi que les pays scandinaves (Finlande, Danemark, Suède) continuent d’afficher de meilleures performances que la Belgique.

Les principales technologies brevetées ont évolué au fil du temps, reflétant les changements des dynamiques d'innovation, plus particulièrement avec la percée du numérique. Les communications numériques ont connu la plus forte croissance des demandes de brevet depuis 2010, pour finalement prendre la première place en 2019, reflétant les développements récents autour des technologies 5G. L'autre domaine qui a connu l'évolution la plus rapide est celui de la technologie informatique avec une récente et forte augmentation alimentée par l'essor de l'IA, de l'apprentissage automatique (machine learning), du traitement et de la génération des données d'image et de la récupération de données. Plus récemment, la croissance dans ce domaine a été tirée par diverses industries qui ne relèvent pas spécifiquement du secteur informatique, telles que les entreprises dans la logistique et dans l'industrie automobile ou encore les entreprises médicales (p. ex. innovations en matière d'imagerie médicale ou de contrôle du trafic pour les véhicules). Outre le numérique, les brevets dans les technologies médicales se développent également rapidement avec des domaines prometteurs dans les nouveaux dispositifs médicaux (p. ex. imagerie médicale et diagnostics grâce aux biocapteurs, médecine personnalisée avec chirurgie assistée par ordinateur et robotisée). Les brevets dans l'énergie (p. ex. batteries et stockage de l'électricité pour véhicules électriques) et les transports (p. ex. voitures à faible consommation d'énergie) se développent également via les innovations issues de la transition vers des économies plus propres et durables. Des secteurs comme la chimie et les produits pharmaceutiques restent aussi parmi les domaines les plus innovants, mais ils font montre d’une croissance plus modérée et semblent ainsi davantage arrivés à maturité.

TROIS FAITS STYLISÉS SUR LES DÉPÔTS DE BREVETS BELGES

Fait # 1 : La Belgique se spécialise dans des secteurs innovants d’envergure mais arrivant à maturité

Les trois secteurs donnant lieu aux plus larges volumes de brevets de la Belgique sont le domaine appelé « autres machines spéciales », la biotechnologie et le pharmaceutique. Sur la période 2010-2019, le pays a eu tendance à renforcer sa spécialisation dans le premier domaine cité. Il s'agit de divers types d'inventions, telles que de nouvelles méthodes de fabrication dans le ciment, les plastiques, les matériaux polymères appliqués à la transformation du pétrole ; mais aussi de nouvelles méthodes et de nouveaux appareils pour les lasers, l’impression 3D et les moissonneuses agricoles. La spécialisation dans les brevets en biotechnologie est restée forte et constante au fil du temps. Enfin, la Belgique est également spécialisée dans les produits pharmaceutiques et a renforcé cet avantage au cours de la dernière décennie.

Ces trois principaux domaines d'innovation ne coïncident pas avec ceux se développant le plus rapidement sur l'ensemble du marché européen. La Belgique semble être peu présente dans le secteur florissant des innovations numériques, sans aucun signe clair de réorientation vers ces technologies de pointe. Cela dit, un tel désavantage n'est pas irrémédiable : l'intégration des applications numériques (rendue possible par les progrès de l'IA, par exemple) dans des secteurs plus « “physiques » estompe les frontières d’utilisation entre les technologies (p. ex. implants et prothèses bioniques par impression 3D, véhicules autonomes). Cela ouvre la voie à de nouvelles opportunités par fertilisation croisée entre des technologies de rupture et celles axées sur les avantages sectoriels belges relatifs déjà existants, pouvant mener à un meilleur positionnement futur. En outre, l’ensemble des secteurs liés aux sciences de la vie sont susceptibles d'enregistrer des innovations majeures à la suite de la crise du COVID-19. La Belgique est d’ores et déjà associée à plusieurs projets internationaux visant à trouver les vaccins et les traitements les plus efficaces et disponibles à grande échelle, témoignant de la reconnaissance de son expertise de haut niveau. Grâce à sa position favorable dans le secteur pharmaceutique, la Belgique devrait rester un acteur important dans la lutte épidémiologique à l'avenir.

Fait #2 : L’activité innovante est relativement concentrée et très ouverte à l’international

Si l'on considère les principaux détenteurs de brevets parmi les résidents belges, on constate un degré élevé de concentration. Les brevets sont en effet déterminés par quelques grandes entités belges actives dans une poignée de secteurs : en gros, les dix premiers acteurs concentrent près de 40 % des brevets belges déposés à l'OEB.

Sans être une spécificité belge, les activités innovantes sont de plus en plus mondialisées. En comparant la propriété domestique des brevets avec celle détenue à l’étranger sur la période 2015-2016, la dimension étrangère en Belgique a eu tendance à dépasser celle qui est nationale. Si l'on considère globalement les pays analysés, plus les efforts de recherche et d'innovation sont importants, plus un pays a tendance à exercer une forme de contrôle sur ses brevets. En plus d'être intensif en matière de R&D, le système éducatif est susceptible de jouer un rôle significatif et d'apporter également une contribution substantielle à ce résultat, du fait qu'il est en mesure de fournir les capacités d'absorption suffisantes aux nouvelles connaissances produites. La Belgique n'appartient pas à ce groupe de pays, ce qui souligne une occasion manquée du mode d’internationalisation de ses activités innovantes : les connaissances créées par les inventeurs belges, où qu'ils opèrent, se diffusent en fin de compte davantage vers les propriétaires étrangers, reflétant une certaine insuffisance par rapport à la pleine maîtrise des bénéfices associés à ses propres efforts en matière de brevets.

En outre, la Belgique est très ouverte à la collaboration internationale : plus d'un tiers des inventions du pays sont le fruit d'un travail international avec d'autres inventeurs établis à l'étranger. Une coopération aussi intense au niveau mondial peut résulter d'un continuum de différentes formes collaboratives, allant des stratégies inter-entreprises ou inter-entités (laboratoires, universités) à des stratégies mondiales intragroupes. Cela n'est pas surprenant, car les petites économies ouvertes ont tendance à bénéficier d'économies d'échelle plus importantes en rejoignant un réseau de chercheurs plutôt que de s'appuyer uniquement sur un bassin de ressources nationales. La forte association internationale de la Belgique au développement de technologies de pointe reflète également la reconnaissance des compétences et de la valeur des inventeurs et des chercheurs belges, ainsi que l’attrait qu’ils exercent auprès des multinationales étrangères souhaitant travailler avec eux.

Fait #3 : Les universités belges sont des acteurs majeurs de l’innovation domestique

Au cours de la période 2000-2016, le nombre de demandes de brevet auprès de l'OEB impliquant des universités comme déposant a plus que doublé. En Belgique plus particulièrement, les chiffres y font écho : les laboratoires de recherche et les universités comptent parmi les acteurs clés sur lesquels le potentiel d'innovation de la Belgique peut compter. Les principaux domaines technologiques dans lesquels les universités belges sont actives sont l'électricité (p. ex. les dispositifs à semi-conducteurs), les préparations médicinales et pharmaceutiques (p. ex. les traitements thérapeutiques spécifiques), la chimie organique et la biochimie (p. ex. la génétique) et la physique (p. ex. les instruments, les procédés de mesure ou d'essai, les dispositifs optiques), conformément à certains secteurs dans lesquels la Belgique est spécialisée (biotechnologie, pharmaceutique, certains domaines de la chimie et les instruments de mesure) qui nécessitent une recherche plus fondamentale.

En outre, les universités belges ont tendance à faire partie de partenariats plutôt que de constituer une entité unique qui produit des brevets. La recherche interuniversitaire nationale est largement répandue (p. ex. IMEC ou VIB, eux-mêmes impliqués dans une collaboration plus poussée avec d'autres universités belges), ce qui produit un volume global important de brevets émanant de ce secteur. Des collaborations avec des entités étrangères sont également présentes. Par ailleurs, les universités tendent également à s'inscrire dans un lien fort avec des entreprises privées par le biais de partenariats.

BREVETS ET PRODUCTIVITÉ

Cette dernière section propose une description de la manière dont les brevets et la croissance de la productivité interagissent. Il ne fait aucun doute que le lien entre ces deux variables est très complexe et que de multiples canaux affectent la dynamique et la causalité qui sous-tendent leurs interactions. À l'origine, ce sont les dépenses de R&D qui conduisent à une plus grande croissance économique ; les brevets ne sont que la matérialisation d'une partie des efforts de R&D puisqu'ils constituent une des étapes légales (en aval) du processus global associé de l'innovation. Néanmoins, ils peuvent également représenter une indication d'une certaine productivité de la recherche. Les brevets pourraient alimenter l’augmentation  de la productivité par différents canaux : un canal direct, où le stock d'innovations dont dispose une économie est accru grâce à la production des nouvelles technologies ; et un canal indirect, où, du fait de la divulgation des informations relatives aux inventions, les autres entreprises non titulaires de brevets et actives dans le même secteur finissent par adopter le nouveau produit ou procédé inventé et en bénéficier , ce qui se traduit par des gains pour l'ensemble du secteur.

Un exercice descriptif examine le nombre de brevets déposés au cours d’une certaine période (2000-2005) et la croissance ultérieure de la productivité (2006-2016) au niveau sectoriel dans le cas de la Belgique et dans d'autres pays de l'UE. Au sein des industries, une grande hétérogénéité prévaut, mais l’aspect général du nuage des points pour l’ensemble des pays suggère qu’une corrélation positive entre brevets et gains de productivité futurs ne peut pas être exclue. Il va sans dire qu'il convient d'être prudent quant aux résultats obtenus par une telle approche. Toutefois, il s'agit d'un point de départ pour des recherches empiriques plus approfondies.

PRINCIPAUX ENSEIGNEMENTS

L’analyse des capacités d’innovation de la Belgique sous l’angle des données de brevets réaffirme que ces dernières restent un levier essentiel de la productivité et de la croissance future. L'importance de l'innovation et de la recherche avancée est encore davantage soulignée avec la crise du COVID-19 : ils sont dans le contexte actuel également étroitement liés à des questions de santé publique essentielles.

Globalement, l’article permet de dégager des enseignements-clés qui se résument en quatre points forts mais en autant de faiblesses.

Points forts :

  • Dans le top international, la Belgique a réussi à maintenir, de manière consistante dans le temps, une position de place forte en tant que productrice de brevets.
  • Plusieurs secteurs des sciences de la vie sont susceptibles d'enregistrer des innovations majeures à la suite de la crise du COVID-19. La Belgique est associée à plusieurs projets mondiaux visant à trouver des vaccins et des traitements médicaux, soulignant la reconnaissance de l’expertise belge de haut niveau dans ce domaine. Grâce à sa position solide dans le secteur pharmaceutique, la Belgique devrait, à l’avenir, demeurer un acteur important dans la poursuite des recherches épidémiologiques.
  • La Belgique est très active en matière de collaboration internationale menant à des brevets : elle tend à bénéficier d'économies d'échelle en faisant partie de réseaux mondiaux de chercheurs. Une telle contribution à des technologies de pointe reflète la reconnaissance des compétences des inventeurs et des chercheurs belges par leur attrait auprès des multinationales étrangères.
  • Les universités et les laboratoires de recherche académiques sont devenus des acteurs-clés sur lesquels le potentiel d'innovation de la Belgique peut compter.

Points faibles :

  • Les principaux secteurs technologiques brevetés par la Belgique ne coïncident pas avec les domaines d'innovation dont la croissance est la plus rapide sur le marché européen. C’est en particulier au niveau des innovations numériques que la Belgique semble peu présente.
  • Un degré élevé de concentration est constaté : les brevets sont déterminés par quelques (grandes) entités, belges et étrangères, actives dans une poignée de secteurs-clés.
  • Contrairement à d’autres économies intensives en R&D, la Belgique a été moins en mesure de s'approprier pleinement les rendements des connaissances qu’elle produit, étant donné la configuration de la détention des droits sur la propriété des brevets belges. Couplé au constat d’une concentration relativement importante, ceci constitue une source de vulnérabilité à l'égard de quelques entités à un moment où de profondes incertitudes prévalent, en raison des craintes d’une démondialisation et d’un remaniement des chaînes d'approvisionnement dans un large éventail d'industries, mais aussi en raison de l'évolution des dynamiques de l'innovation vers des technologies où la Belgique est mal positionnée.
  • Le revers du rôle notable des universités est que les entreprises belges, en particulier les PME, semblent déployer relativement moins d'efforts dans la production de brevets. Cela fait écho au constat d’atonie de l’entrepreneuriat caractérisant plus généralement le tissu économique belge.