Innovation technologique et transition environnementale : où en est la Belgique ?

Article publié dans la Revue économique de Juin 2021

Les innovations d’aujourd’hui au service des ambitions climatiques de demain.

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Digest

Introduction

Les réponses à apporter aux nombreux défis liés au changement climatique reposent certes sur des technologies établies, mais elles impliquent aussi le développement de nouvelles technologies susceptibles d’assurer, voire d’accélérer, la transition vers une économie sobre en carbone. À cet égard, l’innovation et le développement technologiques sont d’importants facteurs de changement structurel en faveur, notamment, des technologies d’atténuation du changement climatique (ou Climate change mitigation technologies – CCMT). Ces technologies ont pour effet d’améliorer l’efficacité énergétique, de récupérer la chaleur fatale ou de réduire les émissions de gaz à effet de serre des processus, équipements et produits auxquels elles s’appliquent. De fait, les applications qui en découlent sont à déployer dans de multiples domaines d’activité et sur de nouveaux marchés.

Cet article traite de l’importance de la recherche et de l’innovation vertes pour satisfaire aux ambitions climatiques qui ont été définies. Il vise à donner une image globale de la contribution des écosystèmes d’innovation européen et belge au déploiement de technologies bénéfiques à la transition environnementale.

Une activité inventive soutenue dans les filières technologiques « vertes »

Dans le prolongement de l’analyse de la capacité d’innovation de la Belgique présentée dans la Revue économique de décembre 2020, les éléments développés ici se basent sur les données des dépôts de brevet. Par sa conception axée sur le partage des connaissances – la protection de l’invention en contrepartie de la diffusion des avancées réalisées –, le système des brevets promeut l’innovation, le développement et la diffusion de nouvelles technologies. Il constitue une source d’information utile pour mesurer les capacités d’innovation et le changement technologique. Cette information n’est cependant pas exhaustive ni parfaite : toutes les inventions ne sont pas brevetées ; il existe d’autres formes de protection des inventions ; toutes les inventions brevetées ne débouchent pas sur des applications industrielles.

Grâce à un système d’étiquetage spécifique de l’Office européen des brevets (OEB), il est possible d’identifier les brevets relatifs aux CCMT et d’en analyser les évolutions et les caractéristiques. Ces CCMT se rapportent à sept domaines. Il s’agit des technologies liées à la production et au transport d’énergie, aux bâtiments, aux transports, aux procédés de production, au traitement des déchets et des eaux usées, aux équipements des technologies de l’information et de la communication (TIC) et à la capture et au stockage du carbone (ou Carbon capture and storage – CCS).

Il apparaît qu’au niveau mondial, l’activité inventive dans les filières technologiques bas carbone est beaucoup plus soutenue qu’elle ne l’est pour l’ensemble des technologies : depuis 2000, cette dernière a augmenté de 50 %, alors que, dans les filières vertes, la progression a atteint 200 % jusqu’en 2010-2012. Depuis, le rythme des nouvelles demandes de brevet s’est stabilisé. Malgré ce ralentissement, les brevets CCMT représentaient 9 % des inventions brevetées au niveau mondial en 2015-2016, contre 4 % en 1990-1994. La hausse a été particulièrement soutenue dans les technologies liées aux systèmes énergétiques, aux transports et aux bâtiments.

70 % des brevets déposés au niveau mondial le sont à l’initiative d’inventeurs américains, japonais ou européens, avec cependant une activité de plus en plus intense de la part des inventeurs coréens et chinois. En termes de spécialisation relative, le pourcentage de brevets verts par rapport au nombre total de brevets européens est, depuis 2005, plus élevé que le pourcentage de brevets verts dans le monde (mesure correspondant à l’indice d’avantage technologique révélé ou revealed technological advantage – RTA). Cela traduit une performance relative de l’UE28 dans le domaine des CCMT supérieure à la performance d’innovation globale, ce qui n’est le cas ni pour les États-Unis ni pour la Chine.

L’intérêt à protéger les innovations « vertes » sur le marché européen

L’intérêt des déposants de brevet à protéger leurs innovations « vertes » sur le marché européen s’apprécie au travers des données sur les brevets enregistrés auprès de l’OEB sur la période 2000-2016. Cette protection plus large – et plus coûteuse – qu’une demande de brevet déposée au niveau d’un seul office national traduit aussi la valeur accordée à ces inventions.

Ces brevets sont détenus à hauteur de 42 % par des acteurs européens, ce qui reflète un effet de biais domestique, les demandeurs de brevet résidents ayant tendance à déposer plus de brevets dans leur pays d’origine que les demandeurs non résidents. Cependant, l’attractivité commerciale du marché européen s’exprime aussi au travers des demandes de brevet déposées par des acteurs non-européens désireux de protéger leurs inventions sur ce marché. Au niveau de l’UE28, 75 % des requêtes sont déposées par des demandeurs issus de cinq États membres, au sein desquels l’Allemagne domine largement. De fait, pour les six entreprises européennes détenant le plus de brevets CCMT déposés auprès de l’OEB, quatre sont d’origine allemande.

La plupart des brevets concernent les filières de l’énergie, des transports et des bâtiments. Les demandes ont augmenté substantiellement dans toutes les filières « vertes », hormis dans celle du traitement des déchets et des eaux usées (dont les technologies sont déjà probablement matures), pour laquelle les demandes de brevets ont affiché une moindre progression. Ces demandes réagissent aux évolutions des marchés lorsque la valeur commerciale perçue des inventions augmente (perspectives commerciales prometteuses), ce qui a probablement alimenté la hausse du nombre de brevets liés aux filières des énergies solaire photovoltaïque et éolienne.

Si la propension à breveter peut refléter une plus grande activité inventive, elle est également motivée par d’autres facteurs, comme la capacité technologique d’imiter (ou non) des inventions sur les marchés visés. La structure du tissu d’entreprises peut interférer, les grandes entreprises ayant une plus grande propension à déposer des brevets. L’environnement fiscal est également pertinent s’agissant de la localisation des sièges sociaux et des centres de recherche des entreprises innovantes, car les brevets ont tendance à être déposés dans les pays qui offrent un régime fiscal avantageux en la matière. Sans grande surprise, le classement par origine selon le nombre de brevets déposés est dominé par les grandes économies (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Corée). Lorsqu’on corrige pour cet effet de taille, le classement selon le nombre de brevets par million d’habitants se modifie en faveur des pays dont les régimes particuliers stimulent le brevetage et des pays nordiques (Finlande, Danemark, Suède). Sur la période 2000-2016, la Belgique a maintenu sa position dans le classement des pays par nombre de brevets CCMT.

Qu’en est-il de l’innovation verte en Belgique ?

Des demandes de brevet auprès de l’OEB émanant de déposants dont la Belgique est le pays de résidence – quelques 1 600 brevets « verts » sur la période 2000-2016 –, il ressort que l’activité de brevetage des acteurs belges est soutenue dans les technologies liées aux procédés industriels, en particulier ceux qui relèvent des secteurs de la chimie et de la pétrochimie. Cela reflète la spécialisation de l’innovation belge en général dans la filière des machines spéciales (ingénierie mécanique) pour la préparation de produits chimiques, de minéraux, de verre, etc. En effet, l’indice d’avantage technologique révélé (RTA) se maintient dans cette filière en Belgique. Cependant, dans les trois principaux pays voisins et au Danemark, en Suède et en Finlande (tous trois désignés comme des leaders de l’innovation dans le dernier tableau de bord européen de l’innovation 2020), on observe une spécialisation croissante en la matière.

L’évolution soutenue depuis 2005 des dépôts de brevet dans le secteur des technologies liées à l’énergie ne fait pas exception en Belgique et s’observe majoritairement dans le domaine des technologies solaire et éolienne. Le mouvement s’est ralenti depuis 2011-2012, hormis pour les technologies facilitatrices dans le secteur de l’énergie qui comprennent les solutions de stockage d’électricité comme les batteries, la filière hydrogène et les cellules à combustible. Malgré cette progression, la Belgique n’a pas suivi la spécialisation accrue dans les technologies de « verdissement » des systèmes énergétiques observée dans les autres pays.

Dans les filières liées au transport, les demandes de brevet d’origine belge concernent les équipements de transport aérien et routier (surtout pour les véhicules à moteur à combustion). Les déposants allemands et français dominent l’activité d’innovation en la matière.

Quelques propriétaires détiennent un nombre proportionnellement important de brevets dans les filières technologiques relatives aux industries de la chimie et de la pétrochimie, au transport routier et au transport aérien. De fait, la forte concentration des efforts de R&D en Belgique se reflète également au niveau des demandes de brevets CCMT (tout comme au niveau de l’écosystème d’innovation belge dans son ensemble) : 47 % des demandes de brevet vert sont la propriété des dix premiers déposants individuels en nombre de brevets sur la période 2000-2016. Il s’agit d’entreprises actives à l’international et disposant pour la plupart d’un centre de recherche en Belgique. Lorsqu’on considère les principaux domaines CCMT auxquels leurs brevets se rapportent, il apparaît que les entreprises intensifient surtout leurs inventions dans les technologies liées à leurs activités ou à leurs principaux produits.

Plusieurs centres de recherche universitaires belges sont également très actifs : le portefeuille des brevets des cinq premiers acteurs de ce type est de la même taille que celui de Solvay, l’entreprise établie en Belgique ayant déposé le plus de brevets CCMT auprès de l’OEB. Les universités et les organismes de recherche détiennent près de 40 % des brevets dans les CCMT liées aux équipements des TIC. L’activité de brevetage la plus importante des universités dans le domaine de l’énergie se rapporte au solaire photovoltaïque et aux solutions de stockage d’énergie. Les inventions brevetées dans les procédés de production sont davantage réparties entre universités et organismes de recherche multidisciplinaire.

Persévérer au-delà de l’innovation environnementale

Le ralentissement constaté dans les efforts d’innovation n’est pas sans effet sur la réalisation des ambitieux objectifs climatiques fixés, compte tenu du décalage entre l’innovation et sa diffusion sur le marché à un coût économique raisonnable et à grande échelle. Ces efforts d’innovation doivent même se matérialiser sans délai dans de nouveaux produits et investissements à réaliser par toutes les parties prenantes : selon l’Agence internationale de l’énergie, 75 % des réductions cumulées d’émissions de CO2 nécessaires pour passer à une voie durable reposent sur des technologies qui ne sont pas suffisamment développées et disséminées. De nouveaux modèles d’affaires et l’adaptation des comportements de consommation et de production accompagnent ce processus.

Au niveau du tissu d’innovation belge, conserver et renforcer la spécialisation dans ces domaines nécessite des efforts continus et le maintien – en amont – des moyens auxquels il peut être recouru (qualité des formations, centres de recherches, etc.) afin de répondre à la forte demande de technologies CCMT qui se profile au niveau mondial. Épauler les efforts d’innovation dans les nouveaux domaines des technologies propres bénéficiera aussi de la bonne articulation entre recherche publique et secteur privé. Cela permettra de mieux mutualiser les effets de débordement élevés associés à la recherche dans les filières technologiques bas carbone.

Enfin, pour tirer parti des avantages de la R&D, l’innovation doit se diffuser par delà les frontières. Sur un marché mondial, le coût du déploiement technologique peut baisser rapidement grâce aux économies d’échelle. Pour exploiter ce potentiel, il convient d’encourager et d’intensifier les échanges et les investissements transfrontaliers dans les biens, services et technologies à faible intensité de carbone. La stimulation du commerce « à faibles émissions de carbone » créera des cycles vertueux, en offrant de nouvelles possibilités d’investissement et en élargissant le marché de ces technologies-clés pour affronter l’urgence climatique.