Dette publique : sûre quel que soit son niveau ?

Article publié dans la Revue économique de Septembre 2020

Dans beaucoup d’économies avancées, la dette publique flirte avec ses niveaux historiques, voire les dépasse, alors même que les taux d’intérêt restent historiquement bas, soulevant ainsi de vraies questions quant aux risques réellement encourus dans le financement par emprunt de larges plans de relance post-COVID.

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Digest

Cet article développe une boussole opérationnelle permettant de s’orienter par rapport à la question du niveau élevé de la dette publique. Une telle boussole se révèle utile lorsque la combinaison d’un endettement public historiquement élevé et de taux d’intérêt historiquement bas embrouille le débat public. La dette publique a‑t‑elle atteint des niveaux dangereux ? Ou peut-elle encore augmenter pour franchir le gouffre économique laissé par la pandémie de COVID‑19 ? Les outils présentés ici peuvent contribuer à apporter des réponses à ces questions. Ceci dit, l’article se veut avant tout méthodologique, et les estimations spécifiques qu’il propose sont largement illustratives.

Dette publique soutenable vs dette publique sûre

Pour évaluer la dette publique d’un pays, on rapporte généralement celle-ci au PIB. Une obligation d’État étant une créance sur des recettes fiscales futures, il est en effet logique d’imposer que l’endettement public ne croisse pas systématiquement plus vite que le PIB – la mesure la plus large de l’assiette fiscale potentielle. Ainsi, on définit communément la « soutenabilité » de la dette publique comme la prévention d’un taux d’endettement public en constante augmentation.

En plus du solde budgétaire, deux forces opposées déterminent le taux d’endettement: la vitesse à laquelle la dette grimperait si les intérêts dus n’étaient payés qu’avec des fonds nouvellement empruntés (cette vitesse correspond au taux d’intérêt) et la croissance du PIB. L’écart entre le taux d’intérêt et le taux de croissance étant souvent positif, le gouvernement, pour éviter un taux d’endettement en constante augmentation, doit couvrir une part suffisamment importante des paiements d’intérêts par des ressources propres. Ceci explique pourquoi les pays lourdement endettés doivent souvent dégager des excédents primaires (c.à.d. le solde budgétaire hors paiements d’intérêts) considérables pour stabiliser ou abaisser leur taux d’endettement.

L'arithmétique du taux d’endettement permet de définir deux concepts intuitifs : la limite de la dette et le plafond d’endettement sûr. La limite de la dette est le seuil au-delà duquel le gouvernement perd le contrôle de la dynamique de la dette. C’est le cas lorsque l’excédent primaire nécessaire pour stabiliser ou réduire l’endettement ne peut être atteint, même lorsque le différentiel entre le taux d’intérêt et le taux de croissance s’établit à des valeurs normales ou faibles. Des excédents importants peuvent ne pas être réalisables parce que le gouvernement ne peut pas relever indéfiniment les taux d’imposition sans nuire gravement à l’économie (et, in fine, aux recettes fiscales elles-mêmes), alors que certains postes des dépenses publiques sont incompressibles. Au-delà de cette limite de la dette, un défaut de paiement est probable, et l’augmentation des primes de risque précipite alors une crise de la dette.

Le plafond d’endettement sûr est le taux d’endettement le plus élevé que le gouvernement pourrait stabiliser ou réduire en ne recourant qu’à la politique budgétaire lorsque les conditions de la dynamique de la dette sont durablement défavorables. Contrairement à la limite de la dette, le plafond d’endettement sûr peut être dépassé sans nécessairement susciter de véritables craintes de défaut. Toutefois, permettre à la dette d’entrer en territoire dangereux implique un risque non négligeable (c.à.d. une probabilité supérieure à 5 ou 10 %) que des chocs négatifs ou des événements extrêmes – comme la crise financière mondiale ou la récente pandémie de COVID19 – poussent la dette au-delà de la limite.

Une bonne gestion budgétaire tient compte des risques susceptibles d’affecter la trajectoire future de la dette publique. En pratique, les gouvernements évitent de laisser leur taux d’endettement grimper « trop haut », souvent en fixant des plafonds arbitraires. Définir ce qu’on entend par « trop haut » représente toutefois un énorme défi pratique quand on sait que l’économie japonaise se porte bien alors que le niveau de sa dette publique brute représente plus du double de son PIB, tandis que l’Ukraine n’a pas été en mesure de faire façe à un stock d’obligations trois fois inférieur à son PIB.

La recherche d’un plafond d’endettement sûr

L’article s’appuie sur des outils communs d’analyse de la soutenabilité de la dette pour identifier des plafonds d’endettement sains. Ces derniers reflètent la volatilité de facteurs déterminant la dynamique de la dette (les taux d’intérêt et la croissance) et la capacité du gouvernement de générer des soldes primaires suffisamment solides pour stabiliser et réduire l’endettement dans la plupart des cas. Nous envisageons deux cadres distincts.

Dans le premier cadre, nous empruntons à la littérature des limites de dette estimées. La recherche du plafond d’endettement sain revient alors à définir une marge de sécurité en deçà de cette limite connue. Cette marge doit pouvoir absorber tant les chocs ordinaires affectant la dynamique de la dette que les événements extrêmes, telle la réalisation d’un large stock d’engagements conditionnels. Dès lors, nous commençons par définir un plafond d’endettement en déduisant de la limite un montant représentant la réalisation potentielle d’engagements conditionnels (p. ex. 10 % du total des actifs du secteur bancaire du pays). Nous effectuons ensuite des simulations stochastiques au moyen de modèles de prévision de la dette afin de définir un niveau d’endettement tel que la probabilité que le plafond soit dépassé après six ans s’élève à 5 %. Le graphique 1 illustre les plafonds d’endettement sains obtenus grâce à cette méthode pour un échantillon d’économies avancées.

Dans le second cadre, nous partons de l’hypothèse que la limite de la dette est impossible à déterminer. Dès lors, nous nous concentrons plutôt sur le risque que le solde primaire requis pour au moins stabiliser la dette publique excède un niveau atteignable. Nous proposons une méthode déterministe, dans laquelle le plafond d’endettement sûr correspond soit à la limite de la dette dans un scénario de tension budgétaire permanente, soit au niveau d’endettement le plus élevé auquel le gouvernement pourrait s’engager à revenir dans un délai déterminé (cinq ou dix ans) en adoptant des mesures d’austérité budgétaire. Une approche stochastique peut aussi être développée pour identifier le plafond d’endettement sûr comme étant le niveau de dette le plus élevé impliquant une probabilité de 5 % que, dans un intervalle de six ans, le solde primaire permettant de stabiliser l’endettement excède le niveau maximum réalisable. L’approche déterministe donne des plafonds d’endettement sûrs légèrement inférieurs au scénario fondé sur une limite connue (cf. graphique 2), tandis que l’approche stochastique est très sensible au différentiel d’« équilibre » estimé entre le taux d’intérêt et le taux de croissance. Si ce différentiel est suffisamment bas, voire négatif, cette approche pourrait tout simplement ne pas permettre d’identifier un plafond d’endettement sûr plausible.

Qu’en est-il de la Belgique ?

En ce qui concerne la Belgique, la méthodologie la plus complète et la plus cohérente (l’approche stochastique envisageant une limite de dette connue) permet d’obtenir un plafond d’endettement sûr de 120 % du PIB, soit un niveau proche de la médiane de notre échantillon d’économies avancées. D’une part, la Belgique bénéficie de conditions économiques et financières relativement stables et a déjà adopté des mesures budgétaires de stabilisation face à certaines évolutions de la dette dans le passé. D’autre part, notre calibrage spécifique des engagements conditionnels sur le risque potentiel encouru par le secteur bancaire la désavantage étant donné la taille relativement importante de ce secteur.

Cela dit, nous ne saurions trop insister sur le fait que de tels chiffres masquent toujours des incertitudes significatives concernant la validité des modèles sous-jacents. À l’heure actuelle, l’hypothèse implicite selon laquelle le passé constitue un bon indicateur pour l’avenir est encore plus forte qu’à l’accoutumée. Eu égard à leurs propriétés à long terme, notamment en ce qui concerne le différentiel taux d’intérêt/taux de croissance, il convient de soumettre les modèles à un examen minutieux avant de les mettre en pratique. Des différentiels durablement faibles ne manqueront pas de relever les plafonds d’endettement sûrs obtenus avec ces outils, ce qui suggère qu’un jugement bien informé demeure une composante encore plus essentielle de tout diagnostic équilibré lorsqu’on avance en territoire inconnu.