Au coeur de la tourmente : la pandémie, les ménages et leur situation financIère

Article publié dans la Revue économique de 2022

D’un point de vue financier, certaines catégories de ménages ont davantage souffert de la crise, subissant des pertes de revenu et de richesse. Quels ménages ont été les plus affectés? Quel aurait été l’impact de la crise en l’absence de mesures compensatoires?

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Globalement, la situation financière des ménages s'est améliorée pendant la crise sanitaire de 2020. À première vue, cela semble contradictoire avec l’idée que l’on se fait d’une crise, mais celle du COVID‑19 présentait des caractéristiques particulières. D’une part, le manque d'opportunités de consommation (pour lesquelles il n'y a pas eu de rattrapage complet dans les mois qui ont suivi) explique l'augmentation de la richesse de la population belge dans son ensemble. D’autre part, le caractère ciblé des mesures de soutien aux ménages et aux secteurs les plus touchés a permis de limiter les pertes subies. Cependant, il est désormais établi que certaines catégories de personnes ont souffert de la crise et ont vu leur richesse diminuer.

En 2020, certains groupes de travailleurs ont davantage été soumis à une baisse de leurs heures ouvrées, et ont par conséquent subi une perte de revenu substantielle: il s’agit des travailleurs peu qualifiés, des femmes, des indépendants et des employés des secteurs les plus affectés par les fermetures (horeca, commerce de détail, services aux personnes, activités de loisirs).

Toutefois, les mesures compensatoires prises par les autorités publiques ont permis d'atténuer le choc pour les ménages: allocations de remplacement pour les indépendants contraints d’interrompre leur activité et allocations de chômage temporaire pour les employés dans l’impossibilité de recourir au télétravail ou dont le secteur d'activité avait été mis à l’arrêt.

Ces faits soulèvent deux types de questions: (1) Sur la base des données d’enquêtes, est-il possible d’affiner les catégories de ménages les plus touchées et de quantifier l'impact de la crise sur leur revenu, leur richesse et leur consommation? (2) Quelle aurait été l’ampleur du choc en l’absence des mesures compensatoires mises en place?

UNE VUE D’ENSEMBLE A PRIORI FAVORABLE …

Pendant la pandémie, les ménages ont, dans l’ensemble, augmenté leur épargne. Les montants alimentant les dépôts à vue et les dépôts d’épargne se sont en effet fortement accrus durant les périodes de confinement (Graphique 1 – à gauche), les opportunités de consommation de certains biens et services étant alors réduites, voire inexistantes. Pour certains groupes de population, il s’agissait également de constituer une épargne de précaution face à l’incertitude quant à la longueur de la crise, tandis que d’autres ont procédé à des investissements financiers, acquérant actions et parts de fonds d’investissement.

La propension à épargner en prévision de la crise a rapidement transparu dans les déclarations des ménages. Les intentions d'épargne se sont inscrites en hausse dès janvier 2020 (Graphique 1 – à droite), alors que les infections au coronavirus se multipliaient en Asie et qu’elles commençaient à inquiéter les gouvernements et les médias européens. Quant à la situation financière des ménages – du moins de certains d’entre eux –, elle a commencé à se dégrader à partir de la mise en place du premier confinement en mars 2020.

Quels sont précisément ceux qui ont souffert de la crise sanitaire? Dans quelle mesure ce choc a-t-il eu une incidence sur leur revenu, leur richesse et leur consommation? C’est ce que peuvent nous révéler les données d’enquêtes.

… mais QUI MASQUE UNE DIVERSITÉ DE SITUATIONS

Plusieurs facteurs sous-tendent l’impact différencié de la crise du COVID-19. L’enquête sur le comportement financier des ménages (désignée en anglais par l’abréviation HFCS, pour Household Finance and Consumption Survey) qui a été menée en 2020‑2021 incluait des questions sur l’évolution du revenu, de la richesse et de la consommation pendant la pandémie, ainsi que sur l’impact de la crise de l’emploi sur les membres des ménages.

La plupart des ménages qui ont participé à l’enquête ont répondu que la crise n’avait pas occasionné de changement de leur revenu, de leur richesse ou de leur consommation.

En ce qui concerne le revenu, la proportion s’élève à 78 %, tandis que 16 % des ménages ont signalé une baisse de leurs rentrées financières et 6 % une augmentation. Les réductions de revenu ont été plus fréquentes pour les ménages des deuxième et troisième quintiles de la distribution du revenu équivalent[1] (c’est-à-dire ajusté pour la composition du ménage), pour les couples avec enfants et pour les ménages dont la personne de référence exerçait une activité indépendante ou était à la recherche d’un emploi au moment de l’enquête. Au contraire, les ménages disposant d’un revenu plus élevé ont davantage indiqué que celui-ci s’était accru pendant cette période (Graphique 2).

 

 

[1]      Pour obtenir ces quintiles, nous classons les ménages selon leur revenu équivalent (à savoir le revenu total ajusté pour le nombre de membres du ménage). Nous distribuons ensuite les ménages en cinq groupes similaires (en nombre) selon leur niveau de revenu. Chacun de ces groupes comprend alors 20 % des ménages belges: le premier groupe (quintile de revenu I) est constitué des ménages dont les rentrées financières sont les plus réduites, tandis que le dernier (quintile de revenu V) inclut les 20 % des ménages dont le revenu est le plus élevé.

L’incidence sur la consommation a été plus marquée, dans un contexte de restriction des mouvements et de mise à l’arrêt de certaines activités pendant les confinements. Comme dans le cas du revenu, on observe une diversité de situations. Les ménages dont le revenu équivalent est plus élevé ont plus fréquemment rapporté une réduction de leur consommation (Graphique 3 – à gauche). Ceci s’explique en partie par les différences en matière de paniers de consommation. Les ménages plus nantis consacrent en général une plus large part de leur revenu à des dépenses discrétionnaires dans des secteurs économiques dont les activités ont été interrompues ou limitées pendant la crise (horeca, voyages, etc.). En revanche, les dépenses de consommation de 20 % des ménages dont la personne de référence était au chômage ou inactive (à l’exclusion des personnes à la retraite) ont augmenté (Graphique 3 – à droite). Elles se sont aussi plus souvent accrues parmi les ménages avec enfants.

L’évolution combinée du revenu et de la consommation aurait eu un impact sur la richesse. Plus de 10 % des ménages ont indiqué que cette dernière s’était réduite pendant la crise. La baisse aurait été plus marquée pour les ménages les plus pauvres. De même, les couples avec enfants et les ménages dont la personne de référence était à la recherche d’un emploi ou ne participait pas au marché du travail (à l’exclusion des retraités) ont plus souvent indiqué que leur richesse avait diminué. En revanche, les ménages les plus nantis ont davantage rapporté une augmentation de celle-ci.

Une analyse empirique fondée sur les différentes caractéristiques des ménages pour expliquer l’évolution du revenu montre l’importance du statut d’activité du ménage, ainsi que de l’éducation, comme facteurs à l’origine de l’hétérogénéité des effets de la crise. Comparés aux ménages dont la personne de référence était à la retraite, ceux dont la personne de référence exerçait une activité indépendante ou était au chômage couraient nettement plus de risques de souffrir d’une perte de revenu (sept fois plus pour les indépendants et presque cinq fois plus pour les personnes en recherche d’emploi) si on prenait en compte leurs autres caractéristiques (âge, éducation, nombre d’enfants, niveau de revenu et de richesse, etc.). La probabilité d’une perte de revenu était aussi plus élevée pour les ménages dont la personne de référence était employée dans une entreprise. De même, lorsqu’au moins un membre du ménage travaillait (comme salarié ou comme indépendant) dans un des secteurs les plus vulnérables à la crise[2], le ménage était 50 % plus susceptible de subir une baisse de revenu que si aucun membre du ménage n’était employé dans ces secteurs (après contrôle pour les autres caractéristiques du ménage).

Au contraire, les ménages dont la personne de référence était titulaire d’un diplôme universitaire étaient moins susceptibles de rapporter une baisse de revenu que les ménages dont la personne de référence n’avait pas décroché de diplôme de l’enseignement secondaire.

Une fois prises en compte les autres caractéristiques du ménage, le niveau de richesse ne semble pas avoir eu d’incidence spécifique sur le risque d’un changement du revenu pendant la crise. Le revenu total du ménage, par contre, semble affecter la probabilité d’un accroissement du revenu lui-même (celle-ci est plus forte pour les ménages dont les rentrées financières étaient plus élevées avant la crise). Les ménages les plus jeunes sont aussi plus susceptibles de rapporter une hausse de leur revenu lorsque les autres variables sont prises en considération.

Le niveau du revenu d’avant la crise aurait également eu un impact sur l’évolution de la consommation: les ménages à plus gros revenu risquent plus de signaler une baisse de leur consommation, ce qui confirmerait l’effet des dépenses discrétionnaires. Les ménages plus éduqués auraient aussi plus fréquemment réduit leur consommation. Ceci, conjugué au moindre risque d’une diminution du revenu, pointe vers l’existence d’une épargne « forcée » pour les ménages les plus éduqués et ceux à revenu plus élevé, ce qui aurait pu contribuer à une augmentation de leur richesse.

L’analyse empirique des variables susceptibles de participer à une hausse de la richesse semble le confirmer: les ménages disposant d’un revenu plus confortable en 2019 et d’un diplôme de l’enseignement secondaire ou tertiaire ont plus de chances d’avoir vu leur richesse nette grimper.

Un des mécanismes qui peut expliquer l’évolution du revenu serait la perte, même temporaire pendant la pandémie, de son emploi (tant salarié qu’indépendant). Notre analyse révèle plusieurs caractéristiques qui accroissent les probabilités d’être (au moins pour un temps) dans cette situation pendant la crise: l’emploi dans un des secteurs vulnérables et le niveau d’éducation (qui est très souvent lié à la capacité de télétravailler). Le risque de perdre son emploi était aussi plus élevé pour les ménages dont la personne de référence était active (et plus encore lorsque celle-ci exerçait une activité indépendante) et avait entre 16 et 54 ans (comparativement aux ménages dont la personne de référence était âgée de 55 ans ou plus).

Cette analyse semble confirmer l’importance du statut d’activité, du niveau d’éducation et du secteur d’activité pour expliquer les effets différentiels que la crise a eus sur les différentes catégories de ménages. Le niveau de revenu semble également fortement corrélé à l’augmentation de la richesse.

L'élargissement du système de chômage temporaire a permis d’atténuer les effets de la crise sur les ménages

En Belgique, tout comme dans de nombreux autres pays européens, des politiques de maintien de l’emploi ont été étendues ou mises en place afin de limiter les effets de la crise. Au plus fort de leur mise en œuvre en mai 2020, ces dernières couvraient 1,15 million de travailleurs en Belgique et 28,6 millions dans l’Union européenne.

Les politiques de maintien de l’emploi peuvent prendre différentes formes, comme des subventions salariales versées aux entreprises afin d’alléger les coûts salariaux, ou encore des compensations payées aux employés pour des heures non ouvrées, notamment pendant une interruption complète – mais temporaire – de l’activité. Ces compensations peuvent être liquidées entièrement ou en partie par l’employeur ou par le secteur public.

Les conditions d’accès et la générosité des mesures de maintien de l’emploi ont été rapidement ajustées pour faire face à la crise. En Belgique, les indemnités de chômage temporaire ont augmenté, le précompte professionnel retenu sur ces allocations a diminué, et les travailleurs concernés par une réduction d’activité ont eu droit, par jour de chômage temporaire, à un complément pour force majeure.

Quel a été l’impact de l’extension des politiques de chômage temporaire en Belgique? Pour répondre à cette question, nous utilisons une approche basée sur un modèle à agents hétérogènes. Ce modèle distingue les ménages en fonction de leur richesse (riches ou pauvres) et de leur statut d'emploi (employés, chômeurs et chômeurs temporaires pour cas de force majeure). Lorsque la pandémie se déclare et que certaines restrictions à l’activité économique sont imposées, les autorités ont la possibilité d’activer des politiques de maintien de l’emploi.

Nous considérons deux scénarios. Dans le premier – qui a pour but de reproduire ce qui a effectivement été observé lors de la crise en Belgique –, les autorités mettent en place des politiques de maintien de l’emploi. Dans le second, ces politiques ne sont pas implémentées. La différence entre les prédictions de notre modèle concernant ces deux scénarios nous permet d’évaluer l’impact de ces politiques.

Selon notre modèle, les politiques de maintien de l’emploi ont permis d’éviter une forte hausse du taux de chômage, d’atténuer les répercussions immédiates de la crise sur l’activité et de soutenir la reprise économique. De manière générale, plusieurs études mentionnées dans notre article décrivent des effets similaires pour d’autres politiques de maintien de l’emploi mises en œuvre dans d’autres pays.

Les ménages ayant droit aux allocations de chômage temporaire pour force majeure ont été les principaux bénéficiaires des politiques de maintien de l’emploi. En l’absence de ces politiques, ils auraient couru un risque plus important de perdre leur emploi et n’auraient pas pu bénéficier d’allocations relativement plus généreuses. L’impact négatif de la pandémie sur le revenu, la consommation et l’épargne des ménages les plus pauvres aurait été doublé (Graphique 4).

Certains autres ménages, employés ou au chômage pour des raisons indépendantes de la pandémie, ont aussi bénéficié indirectement des effets des politiques de soutien. Les mesures favorisant le maintien de l’emploi ont permis d’éviter une forte augmentation du nombre de demandeurs d’emploi. Cette hausse aurait accru la concurrence entre eux et aurait eu un effet défavorable sur leurs chances de (re)trouver un emploi. Grâce à leur incidence positive sur l’activité économique, les politiques mises en place ont également limité les pertes d’emploi.

 

 

[2]      Les secteurs suivants sont définis comme vulnérables, en fonction de l’impact que la pandémie a eu sur leur niveau d’emploi: commerce de gros et de détail; hébergement et restauration; activités de services administratifs et de soutien; arts, spectacles et activités récréatives; et autres activités de services.

En dépit de l’impact favorable des politiques de maintien de l’emploi, il convient de noter que les conséquences de la crise ont été très lourdes pour certains ménages. Les plus pauvres d’entre eux qui ont perdu leur emploi peu avant ou pendant la pandémie ont été les plus touchés, en raison d’une détérioration de leurs perspectives d’emploi durant la pandémie et de coussins d’épargne insuffisants pour se protéger contre une longue période de chômage. Par ailleurs, les ménages qui ont bénéficié du chômage temporaire ont également vu leur revenu, leur consommation et leur épargne chuter.

La mise en évidence des répercussions inégales de la crise sanitaire sur différents groupes de population est extrêmement importante dans le contexte actuel d'accélération rapide de l'inflation des prix à la consommation, qui pose de nouveaux défis aux ménages. Pour ceux, en particulier, qui ont subi des pertes de revenus et de patrimoine pendant la pandémie, la forte augmentation du coût de la vie, alimentée par la hausse des prix de l'énergie, représente un nouveau choc qui pourrait peser sur leurs finances et, le cas échéant, sur le remboursement de leurs dettes.