Dette mondiale : le ciel est-il la limite?

Article publié dans la Revue économique de Juin 2021

Partout dans le monde, le COVID-19 laisse derrière lui une dette abyssale aux administrations publiques et aux entreprises. Quels en sont les risques et comment y remédier ?

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Digest

Introduction

Avant même la crise du COVID-19, la dette mondiale augmentait de manière constante et avait atteint des niveaux presque record. La chute brutale de l’activité économique engendrée par la pandémie et les mesures adoptées pour y faire face ont encore massivement alourdi le poids de l’endettement dans le monde. Cet article offre une vue d’ensemble de la montagne de la dette mondiale et le replace dans une perspective historique. Nous examinerons les principaux facteurs à l’origine de cet endettement élevé, mais aussi les inconvénients et les risques qu’il implique. Enfin, nous examinerons différentes options politiques qui existent pour en réduire le poids, ou du moins le garder sous contrôle. Nous nous concentrerons sur la dette des administrations publiques et sur celle des sociétés (non financières) – qui sont celles ayant le plus contribué à la croissance de la dette mondiale en termes nominaux depuis la crise financière mondiale – dans les économies avancées et dans les principales économies émergentes.

1. Des niveaux d’endettement record

En moyenne, le ratio actuel entre la dette publique et le PIB des économies avancées est très proche de celui qui prévalait à la fin de la Seconde Guerre mondiale (cf. graphique 1). La nette diminution du ratio de la dette publique après la guerre résultait à l’époque d’une combinaison exceptionnelle de plusieurs facteurs – à savoir une croissance économique très rapide alimentée par la reconstruction, une inflation durablement élevée et une répression financière de grande ampleur (c’est-à-dire des politiques visant à maintenir les taux d’intérêt nominaux de la dette publique sous le taux du marché libre par le biais de restrictions réglementaires et d’autres interventions gouvernementales) –, qui s’est poursuivie jusque tard dans les années 1970. Les autres augmentations significatives du ratio de la dette publique dans les économies avancées coïncident avec la Première Guerre mondiale, la Grande Dépression des années 1930, la crise financière mondiale, la crise de la dette souveraine européenne, et, enfin, la crise du COVID-19 et son « grand confinement ». Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, ces chocs et ces crises ont été suivis (ou devraient l’être, pour la dernière crise mentionnée) par des réductions beaucoup plus modestes (quand elles ont eu lieu) de l’endettement, et la dette publique globale est orientée à la hausse depuis le milieu des années 1970. Le ratio de la dette publique dans les économies émergentes tend à suivre une trajectoire moins abrupte, mais il se caractérise également par des vagues d’accumulation de dette et des rebonds liés aux crises. Depuis les années 1980 au moins, une expansion considérable de la dette privée se manifeste aussi, uniquement interrompue par de courtes périodes de désendettement durant les dernières années qui ont précédé la crise du COVID-19. Le niveau d’endettement privé dans les économies émergentes semble rattraper celui observé dans les économies avancées.

L’analyse des deux catégories de dettes privées non financières, à savoir la dette des ménages et celle des sociétés non financières, révèle que la seconde a récemment dépassé le niveau du PIB tant dans les économies avancées que dans les économies émergentes. À l’inverse, la dette des ménages s’est réduite dans les économies avancées, à la faveur d’un processus de désendettement amorcé après la crise financière mondiale, et est demeurée relativement faible dans les économies émergentes (cf. graphique 2, panneau de gauche). Par conséquent, nous nous concentrerons sur la dette des entreprises dans la suite de ce Digest et de l’article.

Dans les économies avancées, la crise financière mondiale a marqué un tournant pour la dette des sociétés non financières, et celle-ci ne s’est que modérément accentuée dans son sillage, à partir de 2011. En revanche, dans les économies émergentes, la dette des entreprises a continué de s’alourdir sensiblement jusqu’au début de 2016, dépassant même les ratios d’endettement des économies avancées. Lorsqu’on étudie la composition de cette forte augmentation de la dette des entreprises, on constate que la hausse enregistrée après la crise financière mondiale est principalement attribuable à une nette accélération de l’émission d’obligations d’entreprises ainsi qu’à un boom du crédit en Chine. Sans ces obligations, le ratio dette des sociétés non financières/PIB aurait présenté une croissance nulle dans les économies avancées et ne se serait que légèrement accru dans les économies émergentes, à l’exception de la Chine (cf. graphique 2, volets du milieu et de droite). Dans l’article, un encadré expose plus en détail la situation particulière de la dette des entreprises en Chine, où les entreprises d’État jouent un rôle majeur.

2. Moteurs de la dette publique et de la dette des entreprises

Comment dès lors expliquer la hausse rapide de la dette publique et de la dette des entreprises depuis la crise financière mondiale ?

Une décomposition des variations du ratio de la dette publique montre que les mesures de soutien et les efforts consentis afin de préserver la stabilité du système financier ont eu de lourdes conséquences sur la dette publique dans les économies avancées en 2008 et 2009. Par la suite, les niveaux de la dette publique sont demeurés globalement assez stables. Si la dynamique exacte de la dette varie d’un pays à l’autre, aucun coussin budgétaire ou presque n’avait été reconstitué de manière générale avant que la crise du COVID-19 ne frappe. Certes, une incidence positive des écarts négatifs entre taux d’intérêt et taux de croissance (le fameux « r-g ») a souvent pu être notée, atténuant le ratio d’endettement, mais l’effet n’a pas toujours été d’une ampleur suffisante pour compenser les déficits primaires des administrations publiques. Dans les économies émergentes, le creusement des déficits primaires observé ces dernières années, associé parfois à d’autres facteurs (tels qu’une dépréciation du taux de change), a tiré le ratio de la dette publique à la hausse, en dépit d’une croissance du PIB traditionnellement plus rapide que dans les économies avancées.

Même si la relation entre les taux d’intérêt et la dette publique est complexe et susceptible d’être influencée par des facteurs tiers, l’environnement de taux d’intérêt (particulièrement) faibles a indéniablement facilité l’accumulation de dettes par les administrations publiques (graphique 3, volet de gauche). La faiblesse inédite des coûts du financement qui règne actuellement dans les économies avancées résulte partiellement de la persistance de taux d’intérêt directeurs bas et des programmes d’achats d’actifs des banques centrales, dont les politiques sont à leur tour une réponse à la faiblesse persistante du taux d’intérêt naturel ou d’équilibre, également appelé « r-star ». La majeure partie des experts invoquent des forces structurelles telles que le vieillissement de la population, l’essoufflement des gains de productivité, une demande grandissante d’actifs sûrs ainsi que le creusement des inégalités de revenus comme autant de facteurs permettant d’expliquer le déclin de « r‑star » à l’échelle mondiale. Sous l’effet de la faiblesse des taux d’intérêt du marché, les administrations publiques des économies avancées ont en moyenne vu leurs charges d’intérêts en pourcentage du PIB se comprimer durant la période qui a suivi la crise financière mondiale, malgré l’alourdissement de l’encours de la dette publique. Dans les économies émergentes aussi, les coûts de financement moyens des pouvoirs publics, qui correspondent à la somme des taux d’intérêt des administrations publiques des économies avancées (orientés à la baisse) et des écarts de taux (marquant le pas ; cf. graphique 3, volet médian), ont également diminué.

S’agissant de l’incidence de la crise du COVID-19, les bonds des ratios de la dette publique résultent à la fois de soutiens budgétaires massifs (en particulier dans les économies avancées) et d’importantes chutes de la production (dans les économies avancées et émergentes). D’après les dernières projections à moyen terme, les ratios d’endettement ne devraient pas renouer avant un moment avec les niveaux qui étaient les leurs avant la crise sanitaire. Qui plus est, les prévisions budgétaires sont subordonnées au risque de voir se matérialiser in fine certains « engagements conditionnels » inhérents aux mesures de soutien à la liquidité, telles que les garanties d’État. À plus long terme, la plupart des économies avancées et émergentes peuvent s’attendre à des pressions budgétaires supplémentaires sous l’effet du vieillissement de la population.

Plusieurs facteurs sous-tendant la vive expansion de l’émission d’obligations d’entreprises avant l’émergence du COVID-19 peuvent être épinglés, au nombre desquels figurent le durcissement des réglementations bancaires, les initiatives réglementaires visant à stimuler l’utilisation des obligations comme source de financement à long terme et, une fois de plus, les taux d’intérêt particulièrement bas dans les économies avancées – qui ont poussé les investisseurs à favoriser le rendement et comprimé les écarts de rendement des obligations d’entreprises, même pour les obligations à haut rendement (graphique 3, volet de droite). Après la crise financière mondiale, de nombreuses entreprises semblent avoir recouru à l’émission d’obligations pour financer des activités plus risquées telles que le rachat d’actions, des versements de dividendes et des fusions et acquisitions (en particulier aux États-Unis) ainsi que des opérations spéculatives sur écart de rendement ou « carry trade » (dans les économies émergentes). Si l’intensification de l’émission d’obligations a entraîné une diversification des sources de financement des entreprises, la qualité des obligations d’entreprises a globalement eu tendance à régresser. Le COVID-19 a par ailleurs exacerbé ces évolutions et les déclins de la production qui en résultent ont également influé sur les ratios d’endettement des entreprises, qui ont enflé en 2020.

3. Risques d’endettement élevé 

Des dettes publiques élevées risquent de peser sur la croissance économique en raison de l’excès d’endettement (« debt overhang »), dans le cadre duquel des ressources investissables sont redirigés d’initiatives privées vers un financement des pouvoirs publics et/ou parce qu’un gouvernement subissant une charge d’endettement importante peut se voir restreint dans la conduite de politiques contracycliques et dans la réaction à des chocs futurs. Les ratios d’endettement public tendent à présenter une corrélation négative avec la croissance économique mais cette relation est susceptible d’être non linéaire et il demeure difficile d’établir une causalité claire. De plus, il n’existe pas de seuil de dette publique universel « magique » au-delà duquel la croissance sera, avec certitude, influencée négativement. Les impacts de la dette publique sur la croissance dépendent également des raisons sous-tendant les emprunts des pays, qu’il s’agisse de politique budgétaire contracyclique temporaire, de lissage des impôts ou de dépenses motivées politiquement, par exemple à des fins électorales.

Enfin, la dette publique doit être maintenue à un niveau « soutenable », ce qui signifie que les soldes (budgétaires) primaires nécessaires pour au moins stabiliser l’endettement dans des scénarios réalistes devraient être économiquement et politiquement réalisables, tout en maintenant le caractère gérable des risques de refinancement et en préservant une croissance potentielle suffisante. Dans la pratique, évaluer la soutenabilité de la dette publique représente un exercice complexe, intrinsèquement prospectif, qui inclut une bonne dose de jugement.

Certains ont avancé que des différentiels négatifs entre taux d’intérêt et taux de croissance ou r-g (découlant largement d’un environnement de taux d’intérêt bas) devraient nous amener à moins nous inquiéter d’un endettement public élevé et ouvrir des possibilités en vue de politiques de stabilisation plus agressives et d’investissements publics. S’il est vrai qu’un r-g négatif accorde une certaine marge de manœuvre budgétaire supplémentaire, celle-ci ne devrait pas être utilisée comme un « permis » de renoncer à toute discipline budgétaire. En effet, lorsque les déficits budgétaires sont importants, ils peuvent excéder les effets favorables d’un r-g négatif. Une expansion budgétaire supplémentaire ainsi qu’une accumulation de dettes pourraient elles-mêmes conduire à une hausse des taux d’intérêt et/ou à un ralentissement de la croissance. Des recherches ont en outre montré que, si un r-g négatif est historiquement assez courant à la fois dans les économies avancées et dans les économies émergentes, il n’est certainement pas garanti à plus long terme, puisque des inversions soudaines de r-g passant en territoire positif se sont déjà produites.

De plus, l’ensemble des dettes publiques et des débiteurs ne sont pas créés de manière égale. La composition des créditeurs, la devise de libellé, de même que les fondamentaux macroéconomiques plus larges des pays et la perception de leur qualité institutionnelle sont tous importants pour les coûts de financement des emprunts publics et la soutenabilité de la dette.    

Pour sa part, un endettement important des entreprises peut avoir des effets négatifs sur la croissance économique et sur la stabilité financière. La relation négative entre un effet de levier élevé et la croissance économique peut passer par des effets d’endettement excessif (« debt overhang ») des entreprises ou provenir d’une mauvaise allocation des nouveaux capitaux à des entreprises moins productives. Comme pour la dette publique, il n’existe pas de seuils d’endettement universellement applicables pour l’incidence sur la croissance. De hauts niveaux d’endettement des entreprises augmentent également les risques de solvabilité, de devise et de refinancement, qui peuvent conduire à une hausse des prêts non performants et si ces risques se réalisent à large échelle durant des crises, ils peuvent même compromettre la stabilité financière.

Enfin, bien que le soutien important aux entreprises lors de la crise du COVID-19 ait été absolument nécessaire et ait aidé de nombreuses entreprises viables à survivre, les larges garanties publiques sur les prêts pourraient mener à ce que la dette des entreprises se retrouve en fin de compte dans les bilans des pouvoirs publics si des entreprises en difficulté tombent en faillite, aggravant ainsi la situation de la dette publique.       

4. La voie à suivre

Il existe différentes options de politique pour réduire ou, à tout le moins, stabiliser les ratios de dette publique, mais elles diffèrent significativement quant à leur caractère réalisable et désirable. Ainsi, dans le passé, tant des économies émergentes que des économies avancées se sont souvent appuyées sur des actions de politique dites « hétérodoxes » – y inclus la défaillance et les restructurations de la dette publique, la création d’une inflation inattendue et la répression financière – mais, dans le contexte actuel, il apparaît qu’elles n’offrent aucune issue viable. On peut soutenir qu’une combinaison de politiques plus orthodoxes est plus réalisable et plus souhaitable. La combinaison optimale de soutien ciblé en cas de crise, d’investissements visant à stimuler la croissance potentielle et de consolidation budgétaire dépend de la marge budgétaire des pays et de leur rythme de reprise après la crise du COVID-19. Cette politique doit s’accompagner de plans budgétaires crédibles à moyen terme.

Afin de réduire les problèmes d’endettement des entreprises, il faudrait également envisager une combinaison d’instruments de politique, comprenant des mesures de soutien flexibles, dépendant de l’état de l’économie durant la phase aiguë de la crise, des réformes des procédures de restructuration de la dette des entreprises et des procédures en matière d’insolvabilité, ainsi que la promotion du financement par émission d’actions.